Consommons-nous par choix?

La simplicité volontaire semble claire : il suffit de vouloir simplifier sa vie, comme le nom l’indique! Il suffit d’un peu de volonté pour consommer moins ou mieux. Simple, n’est-ce pas?

Eh bien non! Car la volonté et le libre choix sont des réalités infiniment plus complexes et plus conditionnées qu’on l’admet généralement. Et nos décisions individuelles, infiniment moins « libres » qu’on le croit.

Pour vous en convaincre, je vous invite à visionner Le jeu de la mort, documentaire français qui vient de sortir sur nos écrans après avoir été d’abord produit et diffusé par la télévision publique en France; et à lire L’expérience extrême, ce document choc écrit par Christophe Nick et Michel Eltchaninoff (Éditions Don Quichotte/Seuil, 2010, 295 pages) qui analyse l’expérience et en tire les conclusions.

Puisqu’il s’agissait de reprendre la célèbre expérience sur les mécanismes de l’obéissance du psychologue social américain Stanley Milgram, réalisée en 1963 à l’Université Yale, mais cette fois dans le contexte d’un jeu télévisé en France en 2009, je craignais qu’on sacrifie à la télé-spectacle ou même au sensationnalisme. Mais à mon heureuse surprise, il s’agit d’une expérience absolument rigoureuse, encadrée par une équipe scientifique de premier plan, et dont les conclusions détaillées forcent à revoir notre image de la télévision, nos jugements rapides et sévères sur la bêtise humaine, de même que notre conception idéaliste de la liberté.

En deux mots (c’est plus complexe et nuancé que cela), il s’agissait de tester jusqu’à quel point des personnes ordinaires (« monsieur et madame Tout le monde ») sont prêtes à obéir à des consignes de plus en plus aberrantes et probablement contraires à leurs valeurs : soumettre un candidat, chaque fois qu’il donne une mauvaise réponse, à des chocs électriques de plus en plus violents, y compris mortels (de 20 à 460 volts). Précisons tout de suite que le candidat victime des chocs électriques était, dans les deux cas, un acteur, et que ses cris et ses supplications étaient une bande pré-enregistrée. Seuls les questionneurs (qui devaient administrer les chocs électriques) étaient les sujets de l’expérience.

En 1963, 62 % des questionneurs avaient obéi jusqu’au bout au scientifique présidant l’expérience. En 2009, ce sont 81 % des questionneurs qui allèrent jusqu’au bout du « jeu » à l’invitation de l’animatrice. En résumé, la télévision est devenue un pouvoir encore plus puissant que la science pour obtenir l’obéissance aveugle des individus, et ce quelles que soient les convictions personnelles de ces mêmes individus.

Car s’il est une conclusion troublante de cette expérience, c’est que parmi les 19 % de désobéissantEs (ceux et celles qui ont refusé, à un moment ou l’autre avant la fin, de continuer à infliger ces chocs électriques vite assimilables à une forme de torture), on ne peut établir aucune corrélation significative entre les valeurs des individus et leurs comportements : même si leur retrait du jeu a exigé beaucoup de courage, celui-ci n’est pas nécessairement motivé par leurs convictions personnelles. Parmi les gens opposés à la torture, il semble y en avoir autant qui ont administré les chocs jusqu’au bout que refusé de le faire. Bref, nos comportements concrets, dans bien des situations données, sont tellement conditionnés par les mécanismes sociaux mis en place pour favoriser la soumission et l’obéissance (quand ce n’est pas carrément pour « manipuler ») qu’ils peuvent facilement aller à l’encontre de ce que nous considérons nous-mêmes comme meilleur ou souhaitable.

André François

Poussant plus loin l’analyse des résultats, les chercheurs ont constaté que l’individu, isolé, est infiniment manipulable et généralement incapable de s’arracher à l’emprise de « l’autorité ». De même qu’en foule, les individus sont souvent capables d’aberrations qu’ils refuseraient de commettre s’ils étaient seuls. Mais que paradoxalement, les humains du 21e siècle sont de plus en plus des « hommes-foule » soumis, particulièrement par la télévision, à la « solitude de masse ».

Notre monde contemporain n’a jamais autant exalté l’autonomie et la liberté de chacun. Et l’autorité est plutôt mal vue, qu’elle soit d’origine religieuse, politique ou familiale. Et pourtant, sous des formes renouvelées, la soumission et le conformisme n’ont jamais été aussi puissants : les phénomènes de masse (modes, best-sellers, vedettariat, homogénéisation des goûts et des standards, etc.) uniformisent de plus en plus la planète entière, sous couvert de mondialisation économique et de libéralisation du commerce.

Consommons-nous par choix? Dans une très large mesure, non. Il est bien sûr possible, pour des individus, de s’arracher à l’effet d’attraction terriblement puissant qui pousse à consommer. Mais pour l’immense majorité (81 % des candidats du jeu et sans doute beaucoup plus dans les situations quotidiennes moins extrêmes que celles du jeu), la consommation est un courant si fort et si omniprésent qu’on ne se rend même plus compte que la vie peut être autre chose.

Comme le montrent les chercheurs de « l’expérience extrême », l’autorité s’est profondément modifiée depuis cinquante ans. Elle a graduellement déserté les institutions, s’est fractionnée et démultipliée au point de devenir « virale », et d’autant plus insidieuse. Et notre société fonctionne de plus en plus – des impératifs du commerce à la puissance télévisuelle en passant par les intérêts des partis politiques – en mettant au point des moyens toujours plus sophistiqués pour obtenir des individus « une soumission librement consentie ».

Vous avez encore des doutes? Prenez l’heure et demie qu’il faut pour regarder Le jeu de la mort. Et prenez la peine de lire systématiquement L’expérience extrême. Vous serez surprisE et troubléE de tout ce que vous verrez et apprendrez.

Je ne veux surtout pas vous décourager. Mais notre rêve d’une société libre et d’une simplicité volontaire largement partagée a encore quelques adversaires redoutables à vaincre avant de devenir réalité!

1 réflexion sur “Consommons-nous par choix?”

  1. La plus grande forme d’esclavage psychologique est lorsque nous ne savons pas que nous sommes dans cet état, telle est la puissance du système sur notre esprit et nos valeurs.

    Malheureusement, c’est peut-être le cas (je présume, c’est mon opinion) des fameux 81% des gens dont il est question.

    La seule façon de briser cette tendance est bien entendu un changement drastique sociétale et un remplacement complet des paradigmes et dogmes du système.

    Hors que pendant que les masses écoutent Occupation Double ou Le Banquier pour soit disant se divertir, il y a tellement de choses qui se passent ailleurs, simplement que les gens sont à un point tel qu’il ne sont même plus capable de penser par eux-même. C’est extrêmement triste et désolant…

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