En fouillant à la bibliothèque, ce titre m’a accroché. Et comme on indiquait « récit », j’ai pensé que j’aurais droit aux (més)aventures d’un autre simplicitaire expérimental : une année « débranché », une année avec le minimum d’impact écologique, une année sans achat de rien de neuf, une année avec le minimum de déchets, etc. Bref, une autre expérience plus ou moins radicale remplie d’anecdotes et qui débouche sur un livre…
Je m’étais trompé. J’y ai trouvé cela, mais tellement plus que cela : une véritable réflexion sur notre société et son fonctionnement monétaire, une philosophie de vie axée sur la conservation des ressources et une économie du don, des outils qui ont fait leur preuves quant à l’intérêt pour les échanges en tous genres (autant de biens matériels que de connaissances et de savoir faire), etc. Et oui, aussi, des exemples concrets qui ne peuvent manquer de nous questionner!
J’ai déjà parlé en bien du livre de Denis Blondin, La mort de l’argent. Cet essai d’anthropologie naïve, selon le mot de l’auteur québécois, montre bien, dans sa perspective propre, comment l’argent est une construction non nécessaire, utile mais aussi néfaste, et comment il a été possible par le passé (et il le serait encore maintenant) de vivre autrement que sous le règne de l’argent. Un livre de 2003 plus que jamais d’actualité en 2015.
Le livre de Mark Boyle, lui, nous permet de confronter les idées de Denis Blondin, inspirées de cultures et de peuples différents, avec la dure réalité de nos sociétés hyper capitalistes et matérialistes du troisième millénaire : la Grande Bretagne de 2008-2009. Est-il effectivement possible de vivre sans argent dans nos sociétés « avancées »?
Et s’il faut être prêt à en « payer le prix », en temps particulièrement, Boyle montre que c’est non seulement possible pour un individu, mais que c’est également possible collectivement. Et pour le démontrer de manière spectaculaire, il relève brillamment le défi (en apparence totalement délirant) d’inaugurer son année sans argent en organisant, toujours sans un seul penny rappelons-le, un grand banquet végétarien totalement gratuit pour 150 personnes; et il remet ça, de manière encore plus étonnante, en célébrant la fin de son année par un festival d’une journée complète, toujours gratuitement et sans argent, qui nourrira 1000 personnes et en rassemblera 3,500 autour du thème de la « freeconomy »!
C’est que Boyle n’est pas qu’un militant radical et utopiste (formé en économie, d’ailleurs). Il est surtout un visionnaire qui a su percevoir un besoin et des attentes partagés par de plus en plus de jeunes dans nos sociétés riches et gaspilleuses : le besoin de sortir des rapports marchands (où tout s’achète, même les sentiments comme la sécurité) pour retrouver la gratuité du partage et du don sans contrepartie.
Cette intuition de Boyle, qu’une société où tout se donne et se partage va nécessairement induire ses retombées positives (en particulier par l’idée popularisée par l’expression « donner au suivant » ou « pay it forward » en anglais), y compris pour l’initiateur de la chaîne de don, il lui a donné un nom (« freeconomy ») et une forme concrète (la plate-forme internet correspondante) qui se sont rapidement répandus en Angleterre sous divers noms et formes. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire à quelques reprises, on récolte toujours plus en semant généreusement qu’en engrangeant soigneusement. C’est la version laïque ou séculière du message de Jésus qui invite à donner pour recevoir au centuple.
La grande question qui se pose chaque fois que quelqu’un se lance dans une aventure semblable (« une année d’expérimentation de quelque chose »), c’est : est-ce que cette pratique peut être durable ou non? Que va faire la personne à la fin de son année? Retourner (enfin et avec soulagement!) à sa vie d’avant l’expérience? Ou celle-ci a-t-elle été suffisamment intéressante et concluante pour qu’il en reste des traces, plus ou moins importantes selon les cas, à long terme?
Déjà Colin Beavan, l’auteur américain de No Impact Man qui avait relevé le défi, avec sa femme journaliste dans une revue prestigieuse, sa petite fille et leur chien, de vivre une année complète à New York avec le strict minimum d’empreinte écologique au milieu des années 2000, en avait retiré un tel profit familial que cette expérience avait transformé durablement leur vie et marqué un tournant définitif dans sa carrière professionnelle.
Pour Mark Boyle, l’expérience encore beaucoup plus radicale (les « règles d’engagement » qu’il s’était imposées étaient, à mon avis, exceptionnellement sévères, de manière à tester son intuition de départ jusqu’au bout, sans facilité ni concession) laissait penser qu’une fois l’année terminée (et sa démonstration faite de manière concluante), il allait retourner à « la vie avec argent », même si c’était avec plus de modération que par le passé. Il s’est effectivement posé la question très sérieusement au cours des dernières semaines de son « année sans argent ». Et contre toute attente, il semble en avoir éprouvé de tels bienfaits qu’il a décidé de poursuivre cette vie sans argent à plus long terme (en fait pendant presque trois années).
Mais plus fondamentalement, Mark Boyle continue de se consacrer, avec le maximum de cohérence possible, à répandre l’idée et la pratique de la « freeconomy », donnant par exemple la totalité des droits d’auteurs de son premier livre (celui qui vient d’être traduit en français en 2014) à une Fondation consacrée au projet d’un lieu où une communauté entière pourrait vivre selon les principes de la « freeconomy ». En rendant son second livre (The Moneyless Manifesto » disponible gratuitement sur internet parallèlement à la version papier qu’on peut acheter en librairie. Ou en acceptant de fusionner son réseau de « freeconomy community », pourtant plus ancien et plus nombreux, avec celui de Streetbank afin de permettre une plus grande efficacité à l’économie de partage.
Bref, derrière ce récit d’une année sans argent, j’ai eu la chance de découvrir un courant social beaucoup plus important et novateur que je l’avais d’abord cru. C’est souvent le bonheur qu’on trouve à prendre des risques et à dépasser les apparences. Comme quand j’avais lu « Votre vie ou votre argent? » de Vicki Robin et Joe Dominguez, malgré la page couverture et l’approche américaine qui ne m’en donnaient aucunement le goût.
Allez lire ou écouter Mark Boyle : vous y trouverez de quoi brasser votre façon de voir l’économie et redonner espoir dans un monde différent!
Et il n’est pas le seul : pour avoir un aperçu de d’autres expériences actuelles de vie sans argent, consultez le blogue d’Anne-Sophie Novel sur le site du journal Le Monde.
Très intéressant, mais je suis sceptique. Comment est-ce possible ?
Moi aussi, j’étais sceptique! Il suffit de lire le livre pour se rendre compte que beaucoup de choses “impensables” sont en fait réalisables: il faut d’abord changer notre façon habituelle de penser et d’agir, ensuite vouloir vraiment réaliser ces choses “impensables”, et enfin être prêts à “en payer le prix” (même si ici, il ne s’agit pas d’argent, évidemment, mais plutôt de temps).
Merci Dominique de faire tout ces travaux de recherche et de rédaction pour nous. J’ai inscrit ce livre dans ma liste pour un emprunt aux bibliothèques de Québec.