Des hommes et des dieux

Note à celui ou celle qui va lire :

J’ai hésité avant de publier ce texte. Est-il approprié? A-t-il vraiment sa place dans ce blogue public sur la simplicité volontaire? S’agit-il d’un texte trop personnel? Les convictions profondes de quelqu’un ont-elles leur place dans le débat public? Ou faut-il plutôt les garder au niveau de l’intime et ne les partager qu’avec des amiEs proches? Et si ces convictions sont d’ordre spirituel – ou pire, religieux au sens d’une institution religieuse spécifique – votre réponse serait-elle la même?

Ce sont là quelques-unes des questions que je me suis posées ou qu’on m’a posées avant de publier ce texte. Ai-je eu raison de le faire? La réponse vous appartient.

En tous cas, vous n’êtes pas obligéE de le lire (évidemment!), ni d’être d’accord (évidemment!). Mais surtout, ce texte demeurera atypique dans ce carnet. Car la simplicité volontaire appartient à TOUS, quelles que soient les motivations et les valeurs personnelles de chacun. Et le partage (car c’est uniquement de cela qu’il s’agit, et seulement si vous en avez le goût) de mes propres convictions n’implique aucun prosélytisme, ni religieux, ni philosophique, ni même… simplicitaire!

Pour ceux et celles qui préfèrent s’en tenir à la simplicité volontaire plus « concrète », je donne simplement rendez-vous vendredi prochain, même poste, même heure.

Je fais une exception. Je vais traiter aujourd’hui d’un sujet qui a moins à voir, en apparence du moins, directement avec la simplicité volontaire. Mais en apparence seulement.

Je fais une autre exception. Je vais partager, une fois n’est pas coutume, la confiance qui anime mon action et ma réflexion depuis très longtemps : cette expérience intime qui est propre à chacunE, qui peut se partager entre amiEs mais jamais s’imposer, et qui est tout à fait autonome et distincte de la simplicité volontaire. Car nous l’avons répété souvent, la simplicité volontaire est séculière, indépendante de toute croyance religieuse, même si elle peut avoir des connivences avec les intuitions profondes de plusieurs d’entre elles.

Et je fais ces deux exceptions en ce samedi (le choix n’est pas accidentel), veille de Pâques (victoire de la vie sur la mort) dans la tradition chrétienne qui est la mienne.

***

Plusieurs d’entre vous avez sans doute vu le magnifique film Des hommes et des dieux du réalisateur français Xavier Beauvois. Il porte à l’écran l’histoire exceptionnelle des moines de Tibhirine qui, présents au peuple algérien depuis des décennies, acceptent de rester avec ce peuple au risque de leur propre vie tout au long de cette terrible guerre fratricide que se sont livrée, au cours des années 1990, les « frères de la montagne » et les « frères de la plaine ». Au point d’y laisser finalement leur vie, en mai 1996, dans ce qui semble bien maintenant être une bavure de l’armée algérienne elle-même, qu’on a commodément attribuée à l’époque aux « terroristes » du GIA.

L’intérêt ici n’est pas dans l’appréciation du film (un chef d’œuvre aux dires de plusieurs, dans cette capacité exceptionnelle qu’il manifeste d’exprimer la Transcendance, cet indicible, sur écran) mais dans la vie même de ces moines et dans le bonheur qu’elle dégage.

La simplicité volontaire, selon Richard Gregg, qui fut le premier à associer ces deux mots en 1936, est d’abord affaire de conscience et de priorité : identifier ce qui, pour soi, est le plus important dans sa vie (la dimension « volontaire »); puis, ne pas se laisser distraire ou détourner de cet essentiel par les innombrables sollicitations secondaires (de la consommation, ajouterait-on de nos jours), ce qui est la dimension « simplicité ».

De tout temps, les philosophes ont affirmé que c’était là la recette de la sagesse et du bonheur : « est heureux (ou riche) celui qui est content de ce qu’il a », pour paraphraser Épicure, puisque « les désirs humains sont toujours insatiables » comme le rappelait Aristote il y a 2500 ans!

Ce qui rejoint les conclusions d’une récente étude menée par deux chercheurs de l’UQAM et des Hautes études commerciales à Montréal, Lilia Boujbel et Alain d’Astous : plus on vit des valeurs associées à la simplicité volontaire, et plus on se dit heureux (avril 2010).

Les moines en général, et les moines de Tibhirine en particulier, en sont des témoins éloquents : ils vivent avec très peu de biens matériels, centrés sur l’essentiel pour eux (qui est la quête de l’Absolu), tout en partageant l’amour et le service autour d’eux (hospitalité, soins de santé, humble présence au voisinage, etc.). Le choix volontaire d’une grande simplicité comme signe d’un Amour sans cesse recherché et partagé autour de soi.

Or dans le cas des moines de Tibhirine, ce choix de l’essentiel leur donne une telle liberté qu’ils peuvent, malgré la peur et les dangers, choisir de rester frères de tous les ennemis (dans la plus pure tradition de la nonviolence), de rester solidaires de leurs voisins musulmans (qui eux ne peuvent ni partir, ni bénéficier d’une protection), et d’affronter le risque ultime de la mort avec sérénité. Ce qui n’est, heureusement, pas demandé à tout le monde! Mais qui demeure incontestablement le signe d’une totale liberté et de l’amour ultime enseigné par Jésus de Nazareth : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »

***

Et ce qui peut donner cette liberté ou cette sérénité face aux difficultés, dont la mort n’est que la forme ultime, c’est non seulement la simplicité volontaire comme forme de choix de l’essentiel parmi tout l’accessoire qui nous sollicite sans arrêt, mais aussi, pour les croyants, cette confiance dans « Plus-grand-que-soi », dans cette Transcendance personnifiée en un Dieu aux noms et aux attributs multiples, et qui, dans la tradition chrétienne, est essentiellement Amour, un amour sans réserve et sans limite, un amour adressé à tous, les pires comme les meilleurs, les ouvriers ou les repentis de la première comme de la dernière heure, les fils dignes de leur père comme les filles les plus prodigues, les mères Teresa comme les Bertrand Cantat ou les Guy Turcotte de ce monde.

Cet amour sans réserve ni limite, c’est le fondement même de la nonviolence à laquelle je crois profondément, celle de Tolstoï, de Gandhi et de Luther King, à la suite de Jésus et avec tellement d’autres plus souvent inconnuEs que célèbres, et dans la lignée desquelLEs se situent les moines de Tibhirine. C’est l’amour des ennemis, si difficile et si essentiel, l’amour qui choisit de croire que même le pire ennemi est capable de mieux que ce qu’il montre, l’amour qui choisit de voir en l’adversaire cette part de meilleur qu’il ignore peut-être mais à laquelle on fait appel. L’amour qui croit qu’il peut vaincre l’adversaire sur le terrain de l’amour (« to outlove his opponent », l’aimer tellement qu’il va le vaincre à l’usure… de l’amour!).

Pour moi, l’expérience spirituelle, unique à chaque être humain, est l’aventure la plus passionnante qui soit. Car elle invite à aimer toujours mieux, à être chaque jour davantage soi-même, à devenir sans cesse plus « adéquat », « ajusté » à cet œuvre que l’on porte en soi. Bref, c’est le travail sans fin pour devenir un meilleur être humain. Et quand l’on croit, selon la tradition biblique, que l’homme et la femme ont été « créés à l’image de Dieu » et qu’ils sont appelés, à l’invitation de Jésus, à devenir semblables à Lui, à devenir des hommes et des dieux, cela devient un chemin infini de croissance et de déploiement dans cette vie humaine connue, et dans l’autre mystérieuse inconnue.

Avec cette confiance, aussi inexplicable que profonde, que la Vie est plus forte que la Mort, que la Pâque (cette libération du peuple hébreu de l’esclavage de l’Égypte, vers 1250 avant notre ère) annonce la Résurrection, toutes ces petites résurrections de nos vies humaines comme cette résurrection finale promise, que le Royaume proclamé par Jésus est déjà en germe ici et maintenant, construction patiente de nos mains autant que promesse pour l’à-venir.

Quel plus beau témoignage de cela que l’extraordinaire Testament spirituel de Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine incarné dans le film par Lambert Wilson, commencé à Alger le 1er décembre 1993 et terminé à Tibhirine le 1er janvier 1994, une semaine à peine après l’irruption armée d’un commando islamiste au monastère la veillée de Noël 1993?

« S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays (…)

« Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis!

« Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI, et cet « A-DIEU » envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen! Inch’ Allah! »

5 réflexions sur “Des hommes et des dieux”

  1. Bonjour Dominique,

    Merci pour ce témoignage. Il est effectivement courageux de parler de religion en 2011. Vous écrivez via ce billet ce que j’ai compris de la simplicité volontaire.

    “Je fais une exception. Je vais traiter aujourd’hui d’un sujet qui a moins à voir, en apparence du moins, directement avec la simplicité volontaire. Mais en apparence seulement.”

    La simplicité volontaire doit avec le temps venir de l’intérieur. Au début de la démarche pour moi, c’est par la lecture, par des échanges que j’ai débuté à mettre des mots sur des actions ou des questionnements.

    Maintenant j’ai l’impression qu’elle est intégrée, elle fait partie de moi, donc elle concerne tous les sujets de ma vie, famille, lecture, musique, amitié, travail, religion, vie spirituelle.

    Exemple je préfère la musique d’un auteur,compositeur,interprète (Québécois encore mieux) à la musique populaire, donc possible que pour certains ces choix n’aient rien à voir avec la simplicité volontaire. Pourtant pour moi, c’est clair, assez que je pourrais en faire un article sur la SV.

    L’autre point que vous apportez; “C’est l’amour des ennemis, si difficile et si essentiel, l’amour qui choisit de croire que même le pire ennemi est capable de mieux que ce qu’il montre, l’amour qui choisit de voir en l’adversaire cette part de meilleur qu’il ignore peut-être mais à laquelle on fait appel. L’amour qui croit qu’il peut vaincre l’adversaire sur le terrain de l’amour (« to outlove his opponent », l’aimer tellement qu’il va le vaincre à l’usure… de l’amour!).”

    C’est la première fois que je vois quelqu’un expliquer l’amour comme je le ressent. Je dis souvent aux gens autour de moi, lorsqu’il me demande qu’est-ce que je trouve de bon à tel personne… ” J’Aime Aimer, c’est tout”

    Alors encore un grand merci pour ce témoignage et au plaisir de vous lire !

  2. Raoul Lincourt

    Dominique,

    Merci de partager ainsi ce qui t’habite au plus profrond de ton coeur. La simplicité du coeur est une dimension non moins importante et tellement dificille à vivre. C’est pourtant celle qui risque de toucher des dimensions intérieures insoupçonnées et rendre posibles des engagements incompréhensibles à la seule raison humaine, comme nous en donnent l’exemple ces moines de Tibhirine.
    Je suis entrain de lire : ‘Passon pour l’Algérie : Les moines de Tibhirine’ de John Kiser, aux éditions Nouvelle Cité. Je le recommande vivement.

  3. Bonjour, est-ce si dramatique et choquant de constater que la démarche de simplicité volontaire est également une démarche spirituelle? Qu’elle trouve des échos dans les religions n’est donc pas surprenant. Mais il est aujourd’hui courageux de parler de ses racines religieuses, alors merci d’avoir pris le temps de ce texte.
    Bonne continuation,

  4. Gisèle Turcot

    Salut Dominique,
    Merci de prendre le temps de partager toutes ces réflexions.
    Les moines vivent avec peu, avec assez pour offrir l’hospitalité. Car pour un pauvre, chez nous, une grande peine c’est de ne pouvoir recevoir chez soi.
    Quant à leur ouverture à la transcendance, elle nous interpelle tous.
    Au delà du matérialisme ambiant, cherchons les voies de l’Incarnation dont parlait aussi Christian de Chergé.

    Gisèle T.

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