Cette question, posée par une journaliste du Devoir, m’a obligé à faire le point : suis-je convaincu, en août 2014, que notre consommation au Québec s’est améliorée depuis 10 ou 15 ans et qu’elle est devenue plus responsable, voire plus frugale?
Premier constat : que veut dire « consommer mieux »?
Si la question semble simple, la réponse est fort difficile! Consommer mieux, est-ce :
- consommer moins?
- consommer à moins cher?
- consommer de la meilleure qualité?
- consommer de manière plus écologique?
- consommer des produits bio ou naturels?
- consommer des produits locaux?
- consommer des produits plus « éthiques » ou « équitables »?
Évidemment, selon la réponse que l’on donne à la question, notre bilan de la consommation actuelle sera bien différent.
Second constat : les formes de « consommation alternative » sont multiples
Une des difficultés pour se faire un portrait fidèle de la situation réside dans le fait que la « consommation alternative » (comme terme générique pour regrouper les diverses formes mentionnées ci-dessus qui ne forment même pas une liste exhaustive!) prend de multiples formes : de l’agriculture urbaine à la réutilisation des matériaux, en passant par le covoiturage, les services d’échanges locaux ou SEL, le minimalisme et les cuisines collectives!
Comment déterminer avec précision ce qui fait partie ou non de cette « mouvance sociale » qu’est la « consommation alternative »? Et plus difficile encore, comment mesurer l’ampleur réelle de la participation à chacune des composantes de cette mouvance (puisque ces initiatives sont très souvent locales, peu structurées et réparties partout sur le territoire)?
Cet éclatement des formes, cette multiplication des initiatives locales et ce fonctionnement spontané par affinités sont autant de caractéristiques des mouvements sociaux actuels (voir le dossier « Voyage au cœur de la citoyenneté active » de Florence Sara G. Ferraris publié à la « une » dans Le Devoir du 2 août 2014) qui rendent l’analyse plus difficile et subjective, mais qui ne diminuent en rien l’importance de ces phénomènes.
Troisième constat : la situation actuelle est-elle passagère ou durable?
Depuis longtemps, les « modes » ou les engouements sociaux se succèdent; et de nos jours, de plus en plus rapidement. Il suffit de voir l’évolution de nos jouets électroniques.
La simplicité volontaire a véritablement été « à la mode » pendant quelques années au Québec, au début des années 2000. La place occupée dans les médias, les demandes d’entrevues ou de conférences, et même sa récupération pour la publicité commerciale (!) ne laissaient aucun doute à ce sujet. Par la suite, la popularité du sujet (et la curiosité due à la nouveauté) a diminué, sans que cela signifie pour autant que moins de gens s’y intéressaient ou la pratiquaient.
On pourrait multiplier les exemples : s’habiller dans les friperies a déjà été mal considéré, alors que depuis quelques années, cela fait plutôt « chic » dans certains milieux. Les activités ou les organismes d’échanges, avec ou sans argent, se sont multipliés, de même que les sites internet consacrés à de tels échanges : bazars, ressourceries, « Troc-tes-trucs », gratiferia, Craiglist, Kijiji, etc.
Les modifications en cours dans la façon de consommer, indéniables, sont-elles un tournant décisif et durable ou plutôt un courant social passager? Seul le temps le dira.
Quatrième constat : les conditions objectives sont favorables
D’autres courants « alternatifs » ont déjà existé, y compris par rapport à la consommation. On peut penser au mouvement « hippie » avec ses communes et son retour à la terre des années 70 : on les appelait alors « contre-culturels » plutôt qu’« alternatifs ». Et il est facile de constater, a posteriori, que ce courant social fut passager, même s’il laissa des traces culturelles qui contribuent encore aujourd’hui à nourrir les alternatives au modèle social dominant.
Mais les conditions sociales et économiques actuelles sont radicalement différentes de celles des années 70. Je crois personnellement que les conditions actuelles (crise économique des années 2007-2009 qui n’est pas encore véritablement résorbée nulle part, et qui est même encore très difficile dans plusieurs régions du monde; épuisement relatif de nombreuses ressources naturelles; crise grandissante liée aux changements climatiques; pression démographique croissante; mondialisation et émergence de nouvelles puissances économiques, etc.) sont objectivement favorables à une remise en question beaucoup plus profonde et durable des modèles de consommation qui ont eu cours depuis la seconde Guerre Mondiale.
Ces remises en question sont-elles déjà en cours? Indiscutablement, à travers d’innombrables initiatives et mouvements un peu partout sur la planète : simplicité volontaire, décroissance, villes et villages en transition, buen vivir en Amérique latine, mouvement Slow, commerce équitable, micro-crédit, développement durable, casseurs de pub, etc.
Ces remises en question sont-elles suffisantes? Évidemment pas, non seulement parce qu’elles sont encore souvent individuelles et parcellaires, mais aussi parce qu’elles n’ont pas encore trouvé de moyens efficaces d’additionner les énergies multiples et dispersées pour développer une véritable synergie, ni non plus les arrimages nécessaires avec les forces sociales organisées (syndicats, mouvement communautaire, corporations professionnelles, partis politiques, institutions culturelles ou religieuses) qui pourraient relayer les revendications et les propositions à un niveau organisationnel.
Ces remises en question sont-elles suffisamment significatives pour pouvoir entraîner un changement social durable? J’aurais tendance à pencher vers le « oui », non pas tant en raison du degré d’enracinement et de développement des initiatives multiples actuelles, mais plutôt en raison des conditions (sociales et économiques) objectives qui me semblent favoriser un tel changement : pour moi, notre modèle de consommation dominant tira à sa fin, pour une foule de raisons, et de nouveaux modèles vont nécessairement devoir prendre la relève.
Et quels que soient ces nouveaux modèles, les multiples initiatives actuelles en sont, à mon avis, inévitablement au moins les précurseurs, plus ou moins lointains ou immédiats.
Cinquième constat : la clé ultime, c’est le changement au niveau de la « conscience »
Dans toutes ces initiatives comme dans tout changement social, ce ne sont pas les apparences extérieures, ni même toujours les aspects mesurables ou quantifiables qui sont le plus important : c’est le changement des consciences, individuelles et collective.
On peut manger moins de viande, ne plus avoir chacun sa voiture, se préoccuper de recyclage et de compost ou acheter des vêtements équitables sans que cela signifie nécessairement un changement social significatif, ni encore moins permanent. Un grand nombre de personnes se sont, à un moment ou l’autre, senties interpellées par de tels comportements ou de telles « modes ». Mais tant qu’elles n’ont pas développé une conscience personnelle des enjeux, conscience qui les amène personnellement à modifier leur comportement, ces personnes demeurent à la merci des courants sociaux passagers.
Et ce n’est que lorsque suffisamment d’individus ont développé une telle conscience personnelle et les comportements qui en découlent que peu à peu se construit une sorte de « conscience collective », c’est-à-dire une évolution culturelle qui fait passer telle ou telle préoccupation ou valeur (le souci de l’environnement, par exemple, ou celui d’un commerce plus équitable, etc.) au niveau d’un trait culturel partagé par une communauté.
Au fond, la « conscience », c’est ce qui permet de passer de la « simplicité volontaire 101 » au niveau supérieur de la « simplicité volontaire 201 ou 301 ». C’est-à-dire d’un intérêt spontané et d’une exploration de « l’ABC » des diverses alternatives à un engagement plus profond et plus durable dans ce cheminement parce qu’on a pris la peine d’en identifier les racines et les enjeux, et de dépasser l’application mécanique ou superficielle de tel ou tel comportement suggéré ou attrayant.
Mark A. Burch, le principal promoteur de la simplicité volontaire au Canada anglais et l’auteur de La voie de la simplicité, pour soi et la planète (publié en français par Écosociété en 2003), vient d’ailleurs de publier The Hidden Door, Mindful Sufficiency as an Alternative to Extinction (Simplicity Institute, 2013, 271 pages). C’est, à ma connaissance, l’un des meilleurs efforts jusqu’ici pour développer cette réflexion approfondie sur les conditions et les conséquences d’une simplicité volontaire qui puisse dépasser le courant social passager. Et pour lui, le développement d’une vie de « pleine conscience » (mindfulness) et la découverte de la notion de « suffisance » (sufficiency) sont les piliers essentiels de toute remise en question durable de notre rapport à la consommation et à l’économie actuelle.