LA «PAUVRETÉ» SERAIT-ELLE L’AVENIR DU MONDE?
Titre provocant, j’en conviens! Et pourtant…
L’avenir de notre monde, l’actuel, celui qui est dominé par l’argent, la croissance et la fuite en avant me semble bouché. Nous filons droit vers plusieurs «murs» dont l’article d’Yves-Marie Abraham, sur la décroissance, traitera mieux que moi.
L’avenir d’un «autre monde possible», celui que cherchent à dessiner et à construire les centaines de milliers de personnes qui se rassemblent, depuis le début du 21e siècle, autour des nombreuses déclinaisons du Forum Social Mondial (1), passerait-il par hasard par la «pauvreté»? C’est la conviction que j’aimerais partager avec vous, comme je me propose de le faire avec les milliers d’altermondialistes qui seront réunis à Montréal en août prochain (2).
La «pauvreté» dont on parle
C’est un penseur du Sud qui m’a ouvert les yeux. Majid Rahnema, homme politique et diplomate iranien, a l’avantage d’avoir une double culture: profondément ancré dans sa riche tradition de l’Orient, il a aussi fréquenté le développement et la prospérité matériels de l’Occident. Après une longue et fructueuse carrière tant dans son pays que dans de nombreuses fonctions internationales pour l’ONU, il a consacré le reste de sa vie à approfondir la question de la «pauvreté» telle qu’elle s’est vécue à travers le monde et à travers l’histoire. Recherche qu’il synthétisera en 2003 dans son maître livre, Quand la misère chasse la pauvreté (Fayard/Actes Sud, 327 pages).
Pour Rahnema, la pauvreté n’a rien à voir avec la misère. En fait, jusqu’à la Révolution industrielle, vers le milieu du 19e siècle, le mot «pauvreté» n’avait pas de connotation négative puisqu’il était la condition habituelle, commune à l’immense majorité de la population. Il y avait certes une petite minorité de rois et de nobles, mais personne ne songeait à prendre leur place. La pauvreté d’alors avait essentiellement le sens de la vie simple, communautaire, qui mettait la vie (parfois rude, il est vrai) au centre des préoccupations.
C’est l’avènement de la technologie, couplée avec l’urbanisation et l’industrialisation, qui va mettre en évidence les différentes classes sociales, susciter les comparaisons et faire rêver de la mobilité sur l’échelle sociale permettant à terme —c’est l’archétype du rêve américain— au simple cireur de chaussures de devenir président des États-Unis. C’est à ce moment que la pauvreté moderne est née, devenant une catégorie sociale péjorative et, dans notre imaginaire, littéralement synonyme de la misère.
Ce qui permet à Rahnema de constater que notre économie, sous prétexte de combattre la pauvreté, ne cesse de produire elle-même les besoins qui alimentent la misère: «une économie dont l’objectif majeur est de transformer la rareté en abondance ne tarde pas à devenir elle-même la principale productrice de besoins engendrant de nouvelles formes de rareté et, par conséquent, modernisant la misère.» (p. 16)
Pour Rahnema, la misère est toujours une réalité négative, qu’il faut combattre résolument. La misère déshumanise en empêchant d’avoir accès au minimum vital, de vivre et de s’épanouir. Alors que la pauvreté bien comprise, comme condition de vie simple donnant accès à l’essentiel, est une valeur traditionnelle qu’on a graduellement perdue et qu’on aurait intérêt à redécouvrir.
Pauvreté et simplicité volontaire
Cette dimension positive de la pauvreté permet de comprendre pourquoi, pendant des siècles, des hommes et des femmes ont pu choisir librement de vivre la pauvreté (des sages, des philosophes, des religieux, etc.). Car si la pauvreté était vraiment ce que nous en sommes venus à penser maintenant, il faudrait être vraiment masochiste pour faire un tel choix!
L’un des plus célèbres chantres de la pauvreté est François d’Assise, fils d’un riche marchand dans l’Italie du 13e siècle, et l’un des «saints» de l’Église catholique les plus aimés et respectés partout dans le monde, en dehors même de l’univers religieux ou chrétien. Un autre exemple plus contemporain est Mohandas Gandhi qui, dans l’Inde du 20e siècle, choisira de vivre très pauvrement pour servir son peuple et le libérer de la domination britannique, la nonviolence (dont Gandhi est l’une des figures décisives) étant le choix des moyens pauvres pour affronter l’adversaire qui, lui, dispose des moyens de la richesse et de la puissance.
Mais au-delà de la redécouverte nécessaire du véritable sens du mot pauvreté, on doit constater que celle-ci n’a pas attendu Rahnema pour se traduire et se vivre, à travers un vocabulaire renouvelé, dans notre modernité occidentale. La vraie pauvreté s’appelle de nos jours «simplicité volontaire» au Québec, «buen vivir» en Amérique latine, «minimalisme» aux États-Unis, «assez», «slow», «objecteurs de croissance» ou «vie simple» ailleurs dans le monde.
Et parce que le mouvement de la simplicité volontaire est celui qui a porté, au Québec, cette réflexion sur une revalorisation de l’essentiel dans un monde submergé par la disponibilité des biens matériels et par la course à la richesse, je parlerai désormais de la simplicité volontaire. Sans jamais perdre de vue son enracinement historique et culturel dans le riche terreau de la pauvreté.
La simplicité volontaire et les 40 ans de Possibles
Curieuse coïncidence, l’histoire de la simplicité volontaire remonte à la même période que la création de la revue Possibles.
Les années 70 marquent en effet, un peu partout dans le monde, le début d’une prise de conscience des enjeux environnementaux et des limites qui s’imposeront forcément à la croissance: 1972 verra la première rencontre internationale sur l’environnement convoquée par les Nations Unies, à Stockholm, présidée par le Canadien Maurice Strong; ce sera aussi l’année de la publication du célèbre rapport du Club de Rome, «Halte à la croissance».
Puis 1976 verra l’arrivée au pouvoir, au Québec, du premier gouvernement du Parti Québécois. Ce que l’on voyait à l’époque comme «le début d’un temps nouveau», en pleine effervescence nationaliste et toujours dans l’élan amorcé par la Révolution tranquille, allait aussi coïncider, en rétrospective, avec la fin des «Trente Glorieuses» (1946-1975), ces années de forte et irrésistible croissance économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
Possibles naît donc au moment historique où certains commencent, encore bien discrètement, à questionner le mythe de la croissance illimitée, tant au niveau environnemental qu’au niveau économique. Et c’est aussi le moment où (re)naît , en Amérique, la simplicité volontaire. En effet, c’est en 1976 que deux chercheurs américains en sciences sociales, Duane Elgin et Arnold Mitchell, font paraître à Stanford leurs premiers travaux qui aboutiront, en 1981, au fameux livre de Duane Elgin, Voluntary Simplicity, Toward a way of life that is outwardly simple, inwardly rich. Ce livre constitue véritablement le point de départ du mouvement pour la simplicité volontaire (en tous cas, sous cette appellation (3)).
C’est la lecture de Duane Elgin qui inspirera Serge Mongeau pour écrire son propre livre, en 1985, La simplicité volontaire (Québec-Amérique, 151 pages). Mais la simplicité volontaire est à l’époque méconnue et totalement marginale (le peu de succès du livre en témoigne). L’idée fait pourtant son chemin, d’autres livres paraissent, aux États-Unis surtout, et quand Mongeau décide de publier une nouvelle version de son livre, La simplicité volontaire, plus que jamais… (Écosociété, 1998, 264 pages), c’est le début d’un véritable raz-de-marée au Québec. Manifestement, les temps sont mûrs: Mongeau ne cesse de donner des entrevues aux médias et des conférences courues aux quatre coins de la province. Plusieurs lui demandent à qui l’on peut s’adresser et ce que l’on peut faire en attendant… sa prochaine conférence! Et c’est ainsi que naîtra, en avril 2000, le Réseau québécois pour la simplicité volontaire (RQSV) (4).
La popularité de la simplicité volontaire
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour un mouvement qui se situe radicalement à contre-courant de notre société de (sur)consommation, la simplicité volontaire va connaître, pendant une bonne partie des années 2000, un succès considérable. Cet appel à revenir à l’essentiel touche manifestement chez plusieurs une corde sensible.
Mais qu’est-ce donc que la simplicité volontaire? Comme je l’indiquais d’entrée de jeu dans L’ABC de la simplicité volontaire (Écosociété, 2005, p.18), «la simplicité volontaire (désormais SV) n’est pas simple à définir. On trouve presque autant de définitions qu’il y a d’auteurs.» C’est que la SV est davantage un état d’esprit, une philosophie de vie, qu’une pratique spécifique ou un catalogue de recommandations. D’autant plus qu’il s’agit d’un processus (c’est-à-dire d’un cheminement) et d’un processus individualisé, puisque chacun part d’une situation différente et veut atteindre un objectif qui lui est propre. D’où l’impossibilité d’en faire un dogme, un programme politique ou même une liste de prescriptions à suivre.
C’est pourquoi j’aime bien la «définition» (si l’on peut dire que le RQSV avait choisi de donner à la SV: pas moins de sept essais de description partiels et complémentaires qui tentent, tous ensemble, d’approcher cette réalité foisonnante et multiple qu’est la simplicité volontaire. Pour le RQSV, la SV c’est:
- une façon de vivre qui cherche à être moins dépendante de l’argent et de la vitesse, et moins gourmande des ressources de la planète;
- la découverte qu’on peut vivre mieux avec moins;
- un processus individualisé pour alléger sa vie de tout ce qui l’encombre;
- un recours plus grand à des moyens collectifs et communautaires pour répondre à ses besoins, et donc un effort pour le développement d’une plus grande solidarité;
- le choix de privilégier l’être plutôt que l’avoir, le «assez» plutôt que le «plus», les relations humaines plutôt que les biens matériels, le temps libéré plutôt que le compte en banque, le partage plutôt que l’accaparement, la communauté plutôt que l’individualisme, la participation citoyenne active plutôt que la consommation marchande passive;
- la volonté d’une plus grande équité entre les individus et les peuples dans le respect de la nature et de ses capacités pour les générations à venir;
- un courant social important qui, bien au-delà du RQSV, tente de répondre à des problèmes de société de plus en plus pressants (course folle de la vie moderne, endettement excessif, insatisfaction malgré une consommation débridée, épuisement professionnel, gaspillage et épuisement des ressources naturelles, dégradation du tissu social, etc.).
Avec une telle approche, pas étonnant que bien du monde ait pu se reconnaître, avec plus ou moins de précision, dans l’une ou l’autre de ces descriptions! D’où le succès initial de cette définition «inclusive»: elle pouvait fédérer, de manière souple et informelle, les aspirations ou les insatisfactions de tant de gens. Qui peut être contre la vertu?
Cette popularité initiale a pris bien des formes. Non seulement plein de gens s’intéressaient à la SV, à travers les conférences ou les Congrès, dans l’achat de livres ou l’abonnement au bulletin, mais les médias, aussi bien électroniques qu’écrits, faisaient une bonne place à ce nouveau courant social (nouvelle mode?). Au point que même la publicité s’empara de l’expression: les producteurs de lait et la Banque de Montréal entre autres, si mes souvenirs sont bons. L’Office québécois de la langue française officialisa le terme dès 2002. Le mot «simplicitaire», lancé à la suite d’un concours par le RQSV pour désigner les personnes qui pratiquent la SV, est peu à peu entré dans l’usage québécois. Mes Aïeux ont immortalisé la SV dans leur chanson Dégénérations. Et on ne compte plus les médias qui utilisent l’expression «simplicité volontaire» de manière allégorique pour désigner une version dépouillée ou réduite d’un disque, d’un spectacle ou d’un auteur. L’expression a même servi de titre au spectacle d’un humoriste québécois bien connu. Et encore aujourd’hui (eh oui! en 2016), le magazine d’une chaîne de grandes surfaces, Costco pour ne pas la nommer, y fait référence et renvoie au site Internet du RQSV!
L’importance de la SV
J’ai posé la question en titre: la SV serait-elle l’avenir du monde? Je le crois personnellement. Et j’essaie de partager cette conviction profonde.
La Terre est le seul habitat que nous ayons, comme humanité. Cette planète est un écosystème riche et précieux, mais également fini, limité et fragile. Nous commençons à peine à nous en rendre compte, après tous ces derniers siècles d’expansion rapide et, croyait-on, illimitée; démographie (nous sommes passés de moins d’un milliard de Terriens en 1800 à 7,4 milliards aujourd’hui), technologie (de la vitesse du cheval à celle des navettes spatiales en moins de deux siècles), communications (de la poste royale à l’instantanéité informatique, en passant par la presse, la radio, la télévision, l’Internet et les «téléphones intelligents»), sciences (des découvertes de Galilée au séquençage du génome humain), mondialisation (des découvertes de «nouveaux mondes» au village planétaire).
Dans notre monde de l’instant présent, nous perdons encore plus facilement de vue la perspective historique, l’importance du temps et du long terme. Nous oublions que les États sont des inventions récentes (à l’échelle de l’histoire humaine): ils datent de moins de 500 ans, avec les Traités de Westphalie en 1648; que le «droit (moderne) de la guerre» (façon de limiter l’inhumanité de toutes les guerres) date à peine de 1899 avec les premières Conventions de La Haye; que les premières tentatives viables d’un forum vraiment international ne sont apparues qu’au 20e siècle (Ligue des Nations, puis Organisation des Nations Unies); que l’abolition de la torture ne fut votée, au niveau international, qu’en 1984; et que la peine de mort est toujours pratiquée dans 39 pays sur 200.
Pas étonnant, dans ce contexte, que les «nouveaux» problèmes planétaires soient difficiles à envisager et à régler, pour au moins deux raisons majeures: la nécessité de les affronter tous ensemble (et donc d’arriver à des consensus internationaux entre des pays très différents, avec des intérêts contradictoires, et parfois même en guerre ouverte entre eux!); et la nécessité de prendre dès maintenant des engagements difficiles dont les résultats ne seront visibles que plus tard (ce qui est le contraire de l’horizon politique à court terme de tous nos gouvernants).
Or c’est essentiellement de cela qu’il est ici question. Les problèmes posés par l’inégalité scandaleuse des ressources, par la financiarisation mondialisée de l’économie, par l’épuisement des matières premières, par les changements climatiques ou par les migrations internationales de moins en moins ordonnées nécessitent des réformes importantes et courageuses. La Terre ne pourra plus supporter longtemps la vie humaine telle que nous la vivons présentement, surtout dans les régions privilégiées du Nord et de l’Occident. Nous accaparons déjà beaucoup plus que notre «juste part» des ressources planétaires (5) et nous devrons, nécessairement, réduire notre consommation (au sens le plus large du terme) si nous voulons que nos frères et soeurs du Sud, qui constituent de loin le plus grand nombre, puissent un jour disposer d’une part moins injuste (je n’ose pas écrire «leur juste part») des ressources disponibles. Pour illustrer plus crûment la chose: la part de tarte disponible pour chacun doit nécessairement diminuer à mesure que le nombre des convives augmente. Alors que nous cherchons chacun, et nos gouvernements nous y invitent sans cesse, à augmenter toujours plus notre portion consommée.
Où en est la SV en 2016?
J’ai parlé de la popularité surprenante de la SV au cours des années 2000. Force est de constater, avec le recul, que la SV a profité un temps d’une sorte d’effet de mode. Mais comme (presque) toute chose, les modes s’usent et se transforment.
La SV, qui fédérait tant d’aspirations et d’insatisfactions, s’est peu à peu fragmentée ou dispersée en fonction des intérêts et des priorités de chacun et chacune. Les uns se sont lancés dans le jardinage biologique ou l’agriculture soutenue par la communauté, d’autres ont privilégié le travail autonome ou à temps partiel, d’autres se sont impliqués dans des manières plus collectives d’occuper un habitat, de se déplacer en voiture, d’échanger des services ou des outils ou de financer des projets. Bref, un très grand nombre d’expériences, de groupes ou d’associations ont découlé, plus ou moins directement, de la mouvance SV.
Au fond, la SV a été un appel et un stimulant à vivre autrement. Vivre autrement l’argent, la consommation, l’alimentation, l’habitation, les loisirs, le travail, les déchets, l’informatique, l’entrepreneuriat, etc. Et on ne compte plus les initiatives qui se sont mises en place, un peu partout dans le monde, pour expérimenter ces manières de vivre autrement (6). Et, signe des temps, deux récents films documentaires, pourtant tournés, financés et diffusés avec fort peu de moyens, font courir les foules au-delà des espérances: En quête de sens, de Nathanaël Coste et Marc de La Ménardière, et DEMAIN, de Cyril Dion et Mélanie Laurent.
La SV est maintenant moins «à la mode» au Québec. Et pourtant, le courant social qu’elle a contribué à diffuser ne cesse de se répandre, plus discrètement peut-être, mais de manière plus organique. Le mouvement n’a plus pignon sur rue ici, mais il ne cesse de se répandre en Belgique francophone où il a été repris par les Amis de la Terre. De nouveaux correspondants, de partout dans la francophonie, continuent de découvrir et de s’abonner au Carnet des simplicitaires sur Internet. La conscientisation et la mobilisation pour les changements environnementaux qui nous sont demandés ne cessent de grandir: on le constate particulièrement au Québec autour des enjeux de l’exploration et du transport du pétrole.
Je crois qu’on peut raisonnablement dire que la graine de la SV a été durablement mise en terre. Pressentie comme nécessaire (avant même l’apparition de la société de consommation!) par un visionnaire inspiré de Gandhi, elle a sommeillé longtemps avant de pointer une tige timide hors du sol il y a 40 ans. Puis, à mesure que les dangers entrevus par Richard Gregg occupaient tout l’espace de nos sociétés marchandes, l’idée de la SV s’est imposée, un peu partout sur la planète et sous les appellations les plus diverses, comme une réponse possible, voire incontournable, par toutes sortes de gens de tous les milieux (aussi bien des «riches» qui avaient mesuré les impasses de cette course sans fin à la richesse que des jeunes peu fortunés qui choisissaient d’emblée de ne pas entrer dans cette course). Et maintenant que la planète nous rappelle de plus en plus clairement ses limites, cette course effrénée dans une croissance illimitée devient chaque jour plus problématique. Et la simplicité volontaire risque de montrer la voie à ceux et celles qui ne peuvent envisager la simplicité autrement que comme involontaire…
Et l’avenir?
«La prévision est difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir.» Cette boutade de Pierre Dac nous est fréquemment rappelée par l’échec de nos propres prédictions passées. L’humanité se dirige-t-elle vers des temps très difficiles, voire périlleux pour sa propre survie? Saurons-nous, même tardivement, prendre les virages importants qui s’imposent à plusieurs niveaux? La Terre connaîtra-t-elle une «humanité» profondément transformée, dont l’histoire et les paradigmes n’auront que très peu en commun avec ceux que nous avons connus jusqu’ici (c’est ici que se situe le débat sur le «transhumanisme»)? Nul ne peut le dire avec la moindre certitude.
Mais nous pouvons, tout un chacun —et à mon avis, nous devons— contribuer à ce que sera cet à-venir. Chacun des choix quotidiens que nous faisons (au travail, avec nos enfants, en nous informant dans les médias ou sur le Net, dans nos achats et nos loisirs) contribue à construire un certain monde, ou un autre. Chacune des décisions de nos gouvernants, qu’elle se préoccupe de leur réélection prochaine ou qu’elle soit au contraire visionnaire, contribue aussi à construire un certain monde, ou un autre. Que nous le voulions ou non, que nous en soyons conscients ou non, nous construisons tous cet avenir dans un sens ou dans un autre.
Que peut donc apporter ici la simplicité volontaire?
D’abord et avant tout une profonde remise en question des paradigmes sur lesquels s’est construit le dernier demi-siècle: l’argent, la satisfaction individuelle, la croissance, la technologie et la mondialisation. La SV invite à remettre à leur juste place, c’est-à-dire celle d’un outil et non d’une finalité, chacun de ces paradigmes. L’objectif devrait toujours être une vie bonne pour l’ensemble des humains. Ce qui oblige à s’entendre sur le minimum nécessaire pour avoir une vie bonne; et à se préoccuper toujours du sort de l’ensemble des humains.
La SV offre aussi de (re)découvrir que l’on peut être heureux —et même plus heureux— avec beaucoup moins. Beaucoup moins de presque tout: argent, satisfaction individuelle, croissance, technologie et mondialisation! Le bonheur, toutes les études le montrent, tient à de tout autres choses: des liens significatifs et comblants, un sens à la vie, un emploi du temps gratifiant, des loisirs ressourçants. Toutes choses qui relèvent beaucoup plus de la qualité de l’être que de l’abondance de l’avoir.
La SV permet un bien meilleur partage des ressources limitées de la planète. On attribue à Gandhi cette phrase tellement vraie et… prophétique: «Vivre simplement pour que les autres puissent simplement vivre.» Et cette autre citation: « La terre fournit suffisamment pour satisfaire les besoins de tous les hommes, mais pas pour satisfaire l’avidité de chacun ». On n’y échappera pas: il n’y aura jamais aucun moyen d’un partage plus juste des ressources sans que ceux qui accaparent la plus grande part —c’est-à-dire nous— acceptent d’en avoir moins. C’est «peu vendeur», mais c’est l’inexorable évidence!
La SV invite à nous recentrer sur l’essentiel, individuellement et collectivement. Il est d’ailleurs utile de nous rappeler que pour Richard Gregg, le mot «volontaire» ne signifiait pas le contraire de «forcé» mais avait plutôt le sens d’intentionnel, de conscient. Pour lui, la SV était d’abord une affaire de «priorités» choisies, et la simplicité était seulement là pour éviter de se laisser distraire ou détourner de ses priorités par tout ce qui peut encombrer nos vies. En ce sens, la SV est un rappel à l’ordre: qu’est-ce qui est pour nous la (ou les) véritable(s) priorité(s) dans nos vies? S’il ne nous restait que quelques mois à vivre (mais en santé), à quoi choisirions-nous de les occuper?
La SV favorise d’ailleurs l’inventivité et la débrouillardise. Comme la nécessité, elle est mère de toutes les inventions. Prenons un exemple simple: le pétrole est absolument partout dans nos vies, sous une forme ou l’autre; au point qu’il est difficile d’imaginer comment la vie moderne pourrait continuer sans lui. Et pourtant, quand il n’y aura plus de pétrole, allons-nous tous nous suicider (7) ou allons-nous simplement trouver d’autres manières de répondre à nos besoins essentiels?
La SV privilégie généralement une approche collective de la satisfaction des besoins, favorisant ainsi la communauté et la participation citoyenne au détriment de l’individualisme ou de la consommation passive de biens ou services. Collectiviser l’usage et le partage des biens (transport, culture, loisirs, outils, réutilisation et recyclage, etc.) est en effet le meilleur moyen de diminuer l’accaparement des ressources par un petit nombre et de diminuer l’empreinte écologique de tous.
Enfin, la SV offre à l’avenir un formidable réseau de personnes et de collectivités qui explorent et développent, depuis déjà plusieurs années et partout dans le monde, toutes sortes de manières alternatives de vivre et de répondre, de manière plus juste et plus économe, aux divers besoins humains. À une époque où la simplicité risque de s’imposer de plus en plus en raison des contraintes planétaires, il sera alors particulièrement utile de pouvoir disposer de cette expertise accumulée par ceux et celles qui auront choisi la simplicité alors qu’elle était encore volontaire.
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1- Tenu d’abord à Porto Alegre, au Brésil, à partir de 2001, le FSM a essaimé depuis sur les divers continents. Il s’est tenu à Mumbai en 2004, à Nairobi et Dakar en 2007 et 2011, à Tunis en 2013 et 2015, et il se tiendra pour la première fois dans l’hémisphère Nord, à Montréal, en août 2016. Pour plus de détails, voir ici.
2- Je viens d’ailleurs de publier un petit livre sur la question, La «pauvreté» vous rendra libres! Essai sur la vie simple et son urgente actualité, Novalis, 2016, 144 pages.
3- L’expression «simplicité volontaire» a été inventée en Inde, en 1936, par le philosophe américain Richard B. Gregg, alors disciple de Gandhi. Paru d’abord en Inde, puis dans une publication mennonite aux États-Unis, son court ouvrage, The Value of Voluntary Simplicity, tombera ensuite dans l’oubli pour une quarantaine d’années avant que Mitchell et Elgin reprennent l’expression dans leurs propres travaux à partir de 1976. L’ouvrage de Gregg vient d’être publié en français par les Éditions Le Pas de côté, 2012, 96 pages.
4- Le RQSV développera ses activités publiques pendant un peu plus d’une dizaine d’années: Congrès annuels, bulletin Simpli-Cité publié quatre fois par an, groupes régionaux un peu partout au Québec, visites, conférences et ateliers en régions, permanence à temps partiel, etc. À partir de la fin de 2012, faute de ressources bénévoles suffisantes, le RQSV se concentrera davantage sur sa présence dans l’univers du Web: maintien de son site internet, création de son blogue, le Carnet des simplicitaires, à partir de 2010, réponse aux demandes d’entrevues et de conférences, et contacts avec l’étranger (suscités par la présence sur Internet).
5- L’empreinte écologique est un outil développé vers la fin des années 1990 et qui permet de comparer, de manière scientifique, la part de toutes les ressources planétaires (eau, forêt, minéraux, technologies, travail, etc.) qui est impliquée dans chacun de nos choix de consommation: par exemple, est-il plus coûteux, pour la planète, de manger des tomates produites en serre de manière locale ou de manger des tomates produites en terre à l’étranger? Et dans quelle proportion exactement? C’est cet outil qui a permis de calculer qu’un Américain utilise en moyenne 9,6 équivalent hectares pour soutenir son mode de vie, alors qu’il n’y aurait que 2,1 équivalent hectares disponibles pour chaque habitant de la Terre. Et malgré les progrès de la science et de la technologie sur la productivité humaine, les ressources planétaires étant limitées et le nombre des humains étant appelé à croître pendant encore au moins 50 à 100 ans (jusqu’à un maximum prévu entre 8,5 et 12 milliards d’habitants), la part moyenne des ressources planétaires disponibles pour chaque Terrien est appelée inévitablement à décroître. D’où l’impératif d’une diminution (relative) de notre consommation matérielle et l’importance de la simplicité volontaire (avant qu’elle ne devienne forcée!). L’ouvrage fondateur sur l’empreinte écologique a été publié en français par Écosociété: Notre empreinte écologique, de Mathis Wackernagel et William Rees, 1999, 209 pages.
6- J’en donne de nombreux exemples dans La «pauvreté» vous rendra libres!, aux pages 121 à 125.
7- Un bel exemple nous en était donné dans la série Les Citadins du Rebut Global (Télé-Québec, 2005). Les cinq participants ne disposaient, pour rénover un vieux bâtiment du 19e siècle à Montréal, que de 13 semaines, de 15,000$ et d’un seul plein d’essence! Essence qui était épuisée avant la moitié du projet. Pourtant, les artisans ont rivalisé d’ingéniosité pour continuer le projet et le mener à bien dans les délais.
(Texte écrit pour le numéro spécial célébrant le 40e anniversaire de la revue Possibles, publié le 4 novembre 2016, et pour lequel on m’avait demandé de proposer une sorte de «bilan» de la simplicité volontaire après une vingtaine d’années au Québec. Le texte a aussi été publié sur le site du Réseau québécois pour la simplicité volontaire.)
Merci Dominique pour cette synthèse et cet historique sur la simplicité volontaire. J’y ai appris des choses que je ne savais pas. Je vais partager cet article sur Facebook dans un groupe de simplicité volontaire qui se pose beaucoup de questions. Ils y trouveront sûrement plusieurs réponses et des pistes de réflexion!
Cher Dominique,
Présentement en Colombie, je viens de lire ton article que je m’empresse de transmettre a l’amie qui m’accueille puisqu’elle-meme pratique la SV et transmet ce mode de vie dans ses enseignements a l’Université.
Merci de continuer a alimenter cette vision du monde et du sens de notre responsabilité humaine et environnementale.