Journal d’un vieux simplicitaire – 1
J’ai beaucoup écrit dans ma vie. Des milliers de pages, plus de vingt-cinq livres publiés. Mais aujourd’hui, je n’y arrive plus. Et pourtant, il me semble que j’aurais encore des choses à dire. Alors j’ai décidé de profiter du Carnet pour m’épancher. Pas d’engagement cependant : aucune régularité stricte ni dans la fréquence, ni dans les sujets. Ainsi, aujourd’hui, je vous communique un bref chapitre d’un vieux livre que j’ai trouvé dans ma bibliothèque, dans laquelle je m’efforce de mettre un peu d’ordre. Ce livre d’Alain Hervé a été publié en 1979 aux Éditions Stock sous le titre L’homme sauvage.
L’idéal, oui, l’idéal serait de conserver en permanence par rapport à sa vie un recul suffisant pour ne pas confondre l’accessoire et l’essentiel. Le sérieux n’est pas où nous croyons. L’essentiel, c’est de se souvenir que nous sommes en vie pour vivre. L’accessoire, c’est de croire que nos obligations quotidiennes sont notre vie.
Pratiquons l’autocritique humoristique. On dit, ça se dit partout, tous nous le disons : « Je suis pressé, je n’ai pas le temps. » Qu’est-ce qui nous presse d’aller si vite à notre mort? Car nous n’allons que là. Alors, ralentissons, nous avons tout notre temps. Prenons le temps. Le temps, c’est le luxe, le luxe absolu. On peut vivre autrement. Vivre luxueusement, c’est-à-dire nonchalamment.
Recettes pour ralentir la vie avec luxe et sans qu’il en coûte rien : écrire à ses amis des cartes postales. Regarder les vieilles photos de sa famille. Interroger ses parents, ses grands-parents sur leur vie. Écrire leur vie. Planter des arbres – partout – sur le terrain que l’on possède et celui qu’on ne possède pas. Collectionner des diapositives représentant les primitifs italiens et les regarder pendant une longue soirée. Fabriquer une soupe à laquelle participent vingt sortes de légumes et parfumée à la coriandre. Enregistrer les cris des mouettes sur magnétophone pour ramener un morceau de mer à domicile et se gonfler l’âme les jours de creux. Commencer à peindre ou à jouer du piano sur un vieil instrument désaccordé et découvrir sa propre musique. On peut aussi chanter seul en voiture à tue-tête. Changer les meubles de place dans notre maison. Renoncer solennellement à jamais garder des oiseaux en cage. Ne faites pas à un oiseau symbole de liberté ce que vous refusez que l’on inflige à vos semblables ou à vous-même. Un oiseau et un homme, c’est vivant de la même manière.
Écrivez à l’auteur d’un livre qui vous a plu pour lui faire plaisir, le sortir de sa solitude. Ça ne lui sera pas indifférent. Prétendez que vous êtes un dessinateur humoristique mondialement connu et commencez à dessiner librement, à chercher votre trait. Ce n’est pas facile, mais ça vaut la peine d’essayer.
Après avoir ralenti sa vie, on se trouve dans de meilleures conditions pour la changer. Il n’est pas possible de changer sa vie sans l’avoir ralentie.
La vitesse empêche de voir, empêche de comprendre. Exercice : choisissez une route que vous avez l’habitude de parcourir en automobile. Parcourez-la à vélo, elle devient différente. Parcourez-là rapidement, plus lentement, très lentement, regardez les insectes dans les talus. Arrêtez-vous, fermez les yeux et écoutez. Écoutez la pluie sur les toits, sur la terre, sur une mare, dans les feuillages des différents arbres, partout c’est différent.
L’hiver, c’est une belle saison parce que c’est la saison du ralentissement. Toute la nature se remonte l’édredon jusqu’à hauteur des yeux et réfléchit.
Nous, nous restons dans la chaleur du lit à regarder la télévision, la nôtre, celle qui marche toute seule en vingt-cinq dimensions sur deux cent cinquante chaînes et deux millions de programmes, dans l’intérieur de notre tête.
Crédit photo : Trish Richhart – freeimages.com