Les « freins » contre la simplicité volontaire

Nous avons reçu récemment une demande d’un chercheur belge qui prépare une maîtrise sur la simplicité volontaire : « Quels sont d’après vous les freins, les sources de résistance au changement et leur importance, au niveau individuel, pour une transition vers la simplicité volontaire? »

Comme l’ajoutait notre ami belge, « ma question est assez simple mais la réponse l’est peut-être moins »!

Admettons d’abord qu’il n’existe pas, du moins à notre connaissance, de réponse précise ou documentée à cette question : sondage « scientifique », étude universitaire, etc. Il s’agit donc plus, pour l’instant, d’impressions ou de convictions personnelles, fondées sur les expériences diverses de ceux et celles qui s’essaient à répondre à la question. Cela vaut aussi pour moi.

Je ne parlerai pas ici des facteurs qui peuvent expliquer la résistance au changement en général : bien des manuels et des études en psychologie en ont traité. Je vais essayer de me concentrer sur les freins qui empêchent ou retardent un passage vers la simplicité volontaire comme telle. Voici donc, en vrac et sans ordre de priorité, un certain nombre de ces « freins » à la pratique concrète de la simplicité volontaire.

Une question d’image. La simplicité volontaire est perçue par beaucoup d’une manière critique ou même péjorative : c’est une affaire de jeunes, de marginaux, de radicaux, d’écolos, de gens incapables de « réussir » dans la vie moderne et compétitive actuelle, de nostalgiques d’une époque révolue, etc.

Une question de facilité. Pour l’immense majorité, l’abondance est plus attrayante que la sobriété, l’automobile que la marche à pied, la publicité que la réflexion, la distraction que les priorités, le bruit que le silence, la viande que les légumineuses, le sucre et le sel ajoutés que la simple saveur des aliments.

Une question de privilèges. Nous sommes tous et toutes, même les plus « pauvres » d’entre nous, des privilégiés de la planète. Nous vivons dans des pays « riches », bénéficiant de droits et de liberté, profitant de la paix et d’institutions démocratiques, stimulés par des innovations technologiques incessantes et ayant accès à une surabondance d’offres et de stimuli de toutes sortes. Pourquoi renoncerions-nous, sans y être forcés, à une telle situation privilégiée?

Une question d’idéologie dominante. Nous vivons dans un monde qui a réussi, au cours des 25 dernières années particulièrement, à imposer une vision économiciste, marchandisée et mondialisée de l’existence : tout n’a d’importance qu’en fonction de sa valeur monétaire, tout peut être l’objet de commerce et cette vision du monde tend à régir la planète toute entière, se substituant aux cultures et aux valeurs propres à chaque peuple ou région. Cette vision repose sur la croissance illimitée, fondée elle-même sur la consommation matérielle toujours plus grande. La simplicité volontaire heurte de plein fouet ce credo rouleau compresseur. Et les moyens (argent, réseaux de pouvoir, publicité, médias, etc.) auxquels elle doit s’affronter sont tout simplement gigantesques.

Une question de mimétisme et de nombre. Nos comportements sont le plus souvent « sociaux », grégaires : nous agissons en fonction des codes et des modes qui régissent notre entourage familial, professionnel, culturel, socio-économique, de quartier. Peu de gens aiment se singulariser dans un groupe. Et pour l’instant, la simplicité volontaire et ses adeptes n’ont pas encore atteint la « masse critique » qui leur donnerait un facteur d’attirance sociale.

Une question de morale janséniste. Dans bien des pays occidentaux, influencés par une morale chrétienne, tout ce qui s’apparente au « sacrifice », au « renoncement », à l’effort volontaire a tendance à être rejeté comme un héritage détestable du passé ou, pire encore, comme un comportement sado-masochiste. Tant que la simplicité volontaire est d’abord perçue comme une « privation » (ce qu’elle n’est pas à mon avis), il ne faut pas se surprendre qu’elle ne soit pas populaire!

Une question philosophique. Notre vision du monde occidentale repose depuis longtemps sur l’idée d’un « progrès » linéaire et continu, en marche vers un avenir meilleur, sinon vers le Grand soir des révolutionnaires ou le Royaume éternel des croyants. L’idée d’une « limite » (et pire encore, d’un recul) est tout simplement inacceptable, philosophiquement, pour bien des humains. L’être humain aime croire que le progrès est sans limite, que la science et la technique viendront un jour à bout de tout (même de la mort!) et qu’en ce sens, toute forme d’auto-limitation est presque contre nature.

Une question de liberté et de vocabulaire. Bien des gens répugnent à se sentir (ou même à se percevoir comme) enrôlés dans quelque mouvement que ce soit. C’est pourquoi ils veulent bien modifier librement, à leur rythme et à leur manière, tel ou tel de leurs comportements si le cœur leur en dit, mais ils ne voudraient surtout pas être associés à la simplicité volontaire! D’autant plus que celle-ci est tellement englobante que personne ne peut définir, de manière précise ou satisfaisante, où commence et où finit la simplicité volontaire. À cet égard, il y aurait sans doute bien des simplicitaires qui s’ignorent. Encore que d’autres pourraient prétendre qu’une des conditions pour pratiquer la simplicité volontaire soit la volonté consciente de simplifier sa vie.

Une question de pensée magique. Tout le monde garde un relent de son enfance, où il suffit de penser le monde pour qu’il se plie à nos rêves ou à nos désirs. Il est tellement plus facile de croire que « les choses vont finir par se replacer d’elles-mêmes », qu’« ils » vont sûrement trouver une solution (les experts, les scientifiques ou les techniciens) au réchauffement climatique, que « la planète en a connu bien d’autres au cours de son histoire », plutôt que d’admettre que nous avons notre part de responsabilité dans l’état du réel et dans ce qu’il deviendra.

Une question de paresse ou de mauvaise foi. Combien de gens, conscients des enjeux et des gestes à poser, les retardent ou les négligent en se disant « Je ferai ma part quand les autres auront fait la leur », ou quand les « gros » auront d’abord commencé (les gouvernements, les entreprises, les syndicats). Prétexte à la procrastination ou conviction réelle, le résultat est le même. Qui va bouger le premier : la poule ou l’œuf ?

Une question de mauvaise lecture politique. Bien des gens se disent que leur simple petit geste ne vaut pas la peine, que les questions sont tellement globales et complexes qu’ils se sentent totalement impuissants. Erreur politique fondamentale, qui leur fait oublier que les décisions collectives sont presque toujours l’aboutissement d’innombrables gestes et pressions préalables, que les problèmes gigantesques sont le plus souvent le fruit d’innombrables choix ou gestes individuels ou isolés (comme le réchauffement climatique, par exemple), et que les « experts » n’ont très souvent pas plus de pouvoirs ou de certitudes que l’ensemble des citoyens ou le simple « bon sens » (la crise économique en est le meilleur exemple).

Une question de surabondance de choix. Plusieurs n’agissent pas sous prétexte de ne pas savoir « par où commencer ». Certes, la simplicité volontaire est multiforme et peut s’appliquer à tous les domaines de la vie. D’ailleurs, personne ne pourra jamais prétendre avoir fini de simplifier sa vie : c’est un processus individualisé et sans fin. Mais il s’agit le plus souvent de commencer quelque part (on pourrait presque dire n’importe où) et comme avec un brin dans une balle de laine, le reste va suivre. Pour deux raisons : d’abord parce que tout dans nos vies est interrelié, mais aussi et surtout parce que le bonheur que nous trouverons à simplifier certains aspects de nos vies va nous inciter à poursuivre le cheminement amorcé.

Une question d’intérêts et de convictions. D’autres, qui tirent profit de la situation présente, n’ont aucun intérêt à ce que la simplicité volontaire se répande, ni ici, ni ailleurs. Ceux qui croient que le capitalisme marchand est la seule ou la meilleure organisation économique possible, et ceux qui tirent leur position privilégiée de ce système de croissance illusoire ne vont pas couper la branche sur laquelle ils sont assis (même si certains individus peuvent, au niveau personnel, vivre une vie relativement sobre qui ne remet nullement en cause le système économique dont ils profitent).

Une question de prix à payer. Défricher de nouveaux sentiers, expérimenter des façons différentes, faire partie des explorateurs ou des innovateurs a un prix. Les succès viennent souvent au bout de plusieurs échecs. Pour plusieurs tentatives, seules quelques réussites. Il faut souvent faire face à l’incompréhension, aux résistances ou à l’hostilité. La patience et la persévérance, le dévouement et l’altruisme, l’appui des proches, l’implication financière personnelle parfois importante, tout cela fait généralement partie du prix à payer pour développer des alternatives novatrices et durables aux façons actuelles de faire. Et il y a encore trop peu de gens prêts à payer ce prix (d’ailleurs décroissant, à mesure que plus de gens s’y impliquent).

À tous ces « freins », j’ajouterais une difficulté de lecture supplémentaire, applicable cette fois non pas aux individus qui résistent à pratiquer la simplicité volontaire mais aux analystes qui cherchent à évaluer la place et l’influence réelle de la simplicité volontaire dans notre monde : comment savoir qui, et à partir de quand, pratique la simplicité volontaire?

Je ne veux surtout pas « prêcher pour ma paroisse », ni chercher à embellir le portrait. Mais en reprenant les hypothèses des sociologues américains Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, publiées dans leur livre L’émergence des créatifs culturels (Éditions Yves Michel, 2001, 512 p.), il est bien possible que le nombre des personnes pratiquant la simplicité volontaire d’une manière ou d’une autre soit beaucoup plus important qu’il n’y paraît à première vue. Ray et Anderson, en se basant sur de nombreuses enquêtes sérieuses, estiment à plus de 50 millions d’Étatsuniens (soit le quart de la population adulte) le nombre de ceux qui ont « profondément modifié leur vision du monde, leurs valeurs et leur mode de vie, en bref leur culture. Ces millions de personnes, créatives et optimistes, sont à la pointe et à l’origine de plusieurs types de changements culturels, modifiant en profondeur non seulement leur propre vie mais aussi la société en général. » (p. 16)

Et pour VOUS, quels sont les freins qui empêchent les gens que vous connaissez de « faire le saut » et de pratiquer l’un ou l’autre aspect de la simplicité volontaire?

5 réflexions sur “Les « freins » contre la simplicité volontaire”

  1. Je réalise également mon TFE sur la simplicité volontaire. Un questionnaire est encore en ligne pour quelques semaines à cette adresse: rem.user1.be/questionnaire/
    En espérant vous avoir parmi les répondants, merci et bien à vous tous,

  2. Tout d’abord merci à Mr Boisvert pour ses réactions et son implication pour ma recherche. Son texte est éloquent et témoigne de ses connaissances, de son implication et de son attachement à un mode de vie qui, comme pour Serge Mongeau, est pour moi source de bonheur, principalement par sa dimension libératrice. En effet, selon l’expérience que j’en mène, je dirais que la simplicité volontaire constitue avant tout une libération, une émancipation du système consumériste aliénant que les sociétés capitalistes ont construit. Il s’agit par ailleurs pour moi d’une remise en question de nos modes de vie et de pensée et d’une prise de recul dont la finalité est d’être plus cohérent et de se désintoxiquer du matérialisme pour plus de richesse intérieure. Se détacher de cette dépendance est assurément libérateur et purifie l’esprit. La simplicité volontaire, c’est également resituer l’être dans son environnement, le reconsidérer et le responsabiliser. C’est aussi un objectif commun de vie prometteur de profondeur, de respect, d’amour, de sérénité, de fraternité et de saveur. C’est enfin un cheminement lent, parsemé d’obstacles qui constituent avant tout des apprentissages enrichissants de la vie mais qui requiert de revoir son rapport au temps, à l’usage, à la consommation, à la mobilité,…

    Voilà quelle en est ma perception… Vous aurez compris que je suis plutôt en faveur de la simplicité volontaire, tellement que je me suis demandé pourquoi plus de personnes ne l’étaient pas, c’est pour cela que j’ai envisagé cette recherche.

    Parmi les éléments les plus marquants de mes analyses, je retiens essentiellement qu’il semblerait que pour les personnes à priori les moins séduites par ce mode de vie, c’est son côté archaïque qui constitue frein le plus important. Ces personnes considèrent en effet ce mouvement comme « un retour en arrière d’un siècle », ce qu’elles ne désirent pas connaître et rejettent donc ce mode de vie. Lorsqu’elle ne séduit pas, c’est surtout parce qu’elle est perçue comme un courant social archaïque qu’elle serait donc rejetée. Bien entendu, il s’agit là d’une perception par les personnes moins séduites mais tout simplicitaire sait pertinemment bien qu’il n’en est rien. Pour ma part je considère même qu’il s’agit d’une avancée plutôt qu’un retour en arrière, allant jusqu’à croire que ce mode de vie ne peut malheureusement trouver tout son sens que dans une société post-industrielle, dans l’état actuel des choses en tout cas. Par ailleurs, l’impulsivité et donc l’incapacité de lutte contre les attractions et sollicitations de nos sociétés consuméristes explique également pour une partie significative ce rejet par les personnes non séduites.

    Quant aux personnes d’emblée plus séduites, elles ne pensent pas pour autant pouvoir adopter ce mode de vie. Elles classent en effet la rapidité de tout et le sentiment d’impuissance parmi les freins majeurs à l’adoption de ce mode de vie, mais ne déterminent pas pour autant des freins d’une manière aussi prononcée que les moins séduits. La crainte de précarisation, les habitudes, les enfants, les engagements financiers de long terme, la peur de l’inconnu,… sont autant d’autres freins expliquant la résistance au changement des personnes séduites.

    Bien entendu, mes analyses vont plus loin que ces quelques éléments de réponse et sont, comme annoncé par Mr Boisvert, disponibles via http://simplicitevolontaire.org/documents/Amaury_Rustin-Les_freins_a_l%27adoption_de_la_SV.pdf. J’en profite d’ailleurs pour le remercier pour m’avoir fait l’honneur de rendre mon mémoire accessible.

    Pour réagir au commentaire de Mr Mongeau, les freins que j’ai essayé d’identifier et de comprendre au travers de ma recherche et les raisons ici énumérées par Dominique Boisvert ne constituent pas d’après moi les « bonnes » raisons pour ne pas pratiquer la simplicité volontaire mais plutôt les raisons pour lesquelles ce mouvement ne remporte pas suffisamment de succès. C’est ce constat qui est à la base de mes recherches. Comprendre les raisons pour lesquelles la simplicité volontaire ne compte que trop peu de partisans peut d’après moi permettre de s’y attaquer, c’est le but (avoué) de ma recherche. Bien entendu il n’y a pas une seule raison majeure, ce qui rend les choses plus difficiles. En effet, il me faut admettre ma déception de n’avoir pas pu identifier de freins déterminants qui auraient pu concentrer toutes nos forces pour les vaincre dans le futur. Les résultats dégagés n’en sont pas moins intéressants et témoignent en vérité de la complexité comme de la richesse de nos vies. Par ailleurs, comme vous, je pense que les raisons POUR la simplicité volontaire sont multiples et ne cessons d’ailleurs jamais de les colporter !

    Enfin, je pense également qu’un nombre important de personnes pratiquent la simplicité volontaire au quotidien sans le savoir, simplement parce qu’ils ne mettent pas un nom sur leur mode de vie. Je dirais que ces personnes ont d’emblée et naturellement emprunté le chemin du bonheur ?

    Amaury Rustin,
    Défenseur actif de l’environnement et partisan de la Simplicité Volontaire

  3. Dominique Boisvert

    Le texte du mémoire de maîtrise de M. Amaury Rustin, chercheur belge qui nous avait interpellés pour que nous réfléchissions avec lui sur les “freins” qui s’opposent à l’adoption de la SV par un plus grand nombre de gens (voir ma chronique du 9 septembre 2010) est maintenant disponible sur Internet sur le site du RQSV: http://simplicitevolontaire.org/documents/Amaury_Rustin-Les_freins_a_l%27adoption_de_la_SV.pdf. Merci à M. Rustin de nous l’avoir envoyé et de nous avoir autorisé à le diffuser.

    Les contributions de membres du RQSV à sa réflexion sont reproduites en Annexes à son mémoire, pp. 23-31 des Annexes ou pp. 122-130 du Mémoire.

    Bonne lecture!

  4. Un obstacle majeur
    à la protection de l’environnement

    Au Québec, lorsque vous demandez aux gens ce qu’ils font pour protéger l’environnement, ils vous répondront presque immanquablement, « je fais mon recyclage ». D’autres plus engagés vont dire j’achète le plus possible local et bio. D’autres enfin, diront je fais du compostage.

    Cependant, ces gestes, quoique valables, restent d’une importance environnementale limitée et sont relativement faciles à aborder dans une conférence ou une discussion. Toutefois, plusieurs thèmes, mentionnés ci-après, on un impact important à très important et sont beaucoup plus difficiles à présenter en public.

    • Avoir ou non des enfants ;
    • Utiliser l’avion pour des voyages non essentiels ;
    • Avoir une maison ou un véhicule surdimensionné par rapport à ses besoins ;
    • Manger fréquemment de la viande ;
    • Promouvoir un meilleur partage des richesses (des dirigeants de compagnies d’assurances et de banques gagnent des millions) et des ressources (86% des ressources sont utilisées par 20% de l’humanité) ;
    • L’étalement urbain est un des problèmes environnementaux aux plus grandes conséquences.

    L’obstacle majeur pour protéger l’environnement réside dans le fait que les importantes questions qui précèdent ne peuvent pratiquement pas être abordées en public. En effet, en soulevant ces thèmes, il y aura toujours plein de gens qui se sentiront coupables. L’un aura une grosse maison, l’autre demeurera en banlieue éloignée, enfin un troisième fera son voyage annuel en Floride. Même si le sujet est bien fondé sur le plan environnemental, le sentiment de culpabilité prendra généralement le dessus et se transformera en retrait, en défense ou en critique.

    Si l’on ne peut véritablement parler des problèmes écologiques les plus importants, comment alors protéger l’environnement efficacement ?

    Pascal Grenier, simplicitaire

  5. Serge Mongeau

    Beau travail, Dominique. On se demande, après lecture de toutes ces “bonnes” raisons pour ne pas pratiquer la simplicité volontaire, comment il se fait qu’il y ait encore des irréductibles! Peut-être faudrait-il à un moment faire l’exercice inverse et recenser les raisons POUR.
    Je peux affirmer, pour ma part, que je ne trouve dans ma propre vie aucun inconvénient à la pratique de la SV, bien au contraire car elle est à la base de mon bonheur.

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