L’actualité fait bien les choses: au moment où je me demandais de quoi je traiterais cette semaine, Radio -Canada proposait, hier, une réflexion à ses auditeurs sur le plus récent livre de Jean-Louis Servan-Schreiber (JLSS), Trop vite! (Albin Michel, 2010).
Je ne commenterai pas le livre, que je n’ai pas encore lu même si j’ai lu ou entendu l’auteur à quelques reprises à ce sujet. Mais j’ai le goût de proposer quelques réflexions sur la vitesse, comme tentation permanente et forme insidieuse de surconsommation.
Tout (ou presque) va de plus en plus vite. C’est un fait indiscutable, constaté par tous. Et oui, à mon avis, nous allons collectivement trop vite : là-dessus les avis sont davantage partagés. Certains prétendent que nous serions simplement en train d’assister à un profond bouleversement culturel et que les nouvelles générations feront aussi bien que nous dans un univers incroyablement accéléré.
Bien sûr, on assiste déjà à une réaction. Mais les multiples déclinaisons du mouvement « slow » (slow food, slow cities, slow travel, slow media, slow money, etc.) ne sont-elles, comme le dit JLSS, qu’anecdotiques et sympathiques? Ou au contraire l’amorce d’une prise de conscience et d’une réaction grandissantes?
Quoi qu’il en soit, la thèse JLSS est que la vitesse, favorisée entre autres par la technologie, a produit une culture du « court terme » dont nous sommes collectivement devenus prisonniers au point de nous empêcher de prendre le temps de la réflexion, avec toutes les conséquences que ça entraîne aux niveaux économique, politique, environnemental, interpersonnel, etc.
J’aimerais de mon côté présenter la vitesse comme refus des limites, comme tentative de vaincre les contraintes de la condition humaine. Mais aussi comme conséquence directe de la croissance accélérée de l’offre.
Refus des limites d’abord. L’être humain n’a que 24 heures (exactement 86 400 secondes, puisqu’il ne faut pas en perdre une seule!) par jour, 365 jours (366 s’il est chanceux) par an et un nombre indéterminé (qu’il cherche par tous les moyens à augmenter) d’années à vivre.
Si le « contenu » de la vie a été longtemps relativement restreint et stable (on naissait, étudiait, travaillait, se mariait, faisait des enfants, vieillissait en famille et mourait), les possibilités se sont multipliées de façon exponentielle avec l’urbanisation, les moyens de communication de masse, les voyages et tous les brassages que cela a entraînés. S’il a déjà été possible pour un individu de prétendre posséder le savoir universel (Jean Pic de la Mirandole, 1463-1494), il est depuis longtemps impossible d’avoir tout vu, tout lu, tout connu dans des domaines du savoir qui ne cessent de se multiplier.
Or l’être humain, curieux de nature, court sans cesse plus vite pour tenter de rattraper, par les outils technologiques de la vitesse, cette explosion de contenus et d’expressions du savoir (qui comprennent aussi l’information, la culture, les loisirs, etc.) qui ne peuvent plus rentrer dans les limites de ses heures et de ses années.
Croissance accélérée de l’offre ensuite. L’être humain a longtemps été limité à son village, puis à sa région ou à son pays. Il a maintenant accès, presqu’en temps direct, à l’ensemble de la planète. Les humains qui n’étaient qu’un milliard en 1800, et deux milliards en 1927 (peu avant la « grande crise économique ») seront devenus, en moins d’un siècle, sept milliards en 2012. Chacune de ces personnes a, bien davantage que par le passé, accès à la connaissance et à l’expression. Et ces possibilités de connaître, de s’exprimer et de communiquer avec autrui se sont développées de manière vertigineuse en quelques décennies (où on est passé du téléphone à cornet au plus récent cellulaire multifonctions, en passant par le télégraphe, le télécopieur et le courriel).
Comment prétendre, dans ce nouveau contexte, vouloir encore tout lire, tout voir et tout savoir? Comment permettre la participation de tous (démocratie)? Comment respecter la libre expression de tous? Si chacunE peut écrire son livre, comme c’est de plus en plus le cas avec les possibilités d’autoédition sur Internet et les « récits de vie » qu’on invite les aînés à écrire, restera-t-il encore quelqu’un pour les lire? À moins non seulement d’accélérer toujours plus la « lecture rapide » mais de recourir à des lecteurs informatisés, produisant des synthèses prédigérées?
Au fond, cette course contre la montre n’est que le reflet d’un refus beaucoup plus généralisé de l’humain à l’égard de toute limite, y compris la mort. De tous temps, l’humain a cherché à repousser les limites, de la conquête de l’Everest ou de la Lune aux progrès de la médecine. Et il y a à cela plein de mérites et de bienfaits!
Mais il y a aussi là quelque chose d’illusoire et d’erroné. Car la vie humaine est, par nature, limitée. Et le nier ou le refuser ne peut être que source de tension, de dérives ou de déceptions. C’est l’une des raisons pour lesquelles la simplicité volontaire est un chemin plus sûr vers le bonheur : la reconnaissance que celui-ci n’est pas au bout de l’accumulation, de la course ou de la prétendue « totalité » mais dans l’acceptation et la gratitude de ce qui est, de ce qui nous est donné par la vie, de ce qui ne sera toujours plus qu’une infime partie des possibles.
La vitesse est une tentative, vouée à l’échec, de vouloir sinon tout faire rentrer du moins en faire rentrer le plus possible dans une vie essentiellement limitée. Mieux vaut prendre le temps de goûter et de digérer la petite portion qui est à notre portée et à notre mesure humaine. Exercice de modération, d’humilité et de sagesse qui sera de plus en plus indispensable pour l’avenir de notre monde…
Excellente réflexion Dominique! Très intéressant, je vais partager ton article avec mes parents et amis.
Bravo Dominique. Superbe réflexion qui devrait en toucher plusieurs.