Pour une université décroissante

À quand une université décroissante?

Vendredi matin, 9h30. Je m’installe devant les 60 étudiant.e.s. Ils posent sur leur petite table carnets, laptop, téléphones, tablettes. J’allume l’ordinateur, branche ma clé USB, ouvre mon PowerPoint et c’est parti pour 3h de cours. 3h de « matière » ponctuée par des questions.

Ces 3h sont coupées par une courte pause, pendant laquelle les étudiant.e.s m’interrogent sur le travail de recherche : comment faire? Ils sont inquiets. Ils me questionnent sur l’examen : qu’est-ce qu’ils doivent apprendre pour réussir? Comment ne pas échouer? Faut-il apprendre par cœur? Faut-il connaître ça?

J’aimerais leur répondre : apprenez tout, connaissez tout, pas pour l’examen, mais pour vous, pour votre esprit critique, pour votre culture générale, pour votre ouverture sur le monde. Mais je ne peux pas, je dois leur dire ce qu’ils veulent entendre : ne vous inquiétez pas, aucun besoin d’apprendre par cœur des dates, vous devez comprendre le sens global, l’idée du cours.

Et puis la session avance et le temps des examens et de la remise des travaux arrive, et je me rends compte progressivement de la vacuité de cet enseignement. Tous et toutes sont fatigué.e.s, peu motivé.e.s, anxieuses, et anxieux par la note. Ils négocient quelques points parce qu’ils veulent entrer en maitrise et doivent constituer leur dossier. Je ne peux pas leur dire non, je veux les soutenir dans leur « progression », et je me vois perpétuer ce système.

Je ne me sens pas bien. Je culpabilise : je ne les aide pas. Je ne fais qu’huiler les rouages d’une université qui ne forme plus, d’une université qui abandonne le savoir, d’une université impersonnelle qui roule sur une structure poussiéreuse, déconnectée des besoins actuels.

Plus la session avance et plus je me sens mal, plus mes entrailles se tordent à l’idée de participer à cette université clientéliste qui forme des individus lisses, sages qui trouveront un bon travail rémunéré… qui seront des consommateurs. L’université n’est pas un lieu d’épanouissement, ce n’est pas un lieu du savoir pour le savoir, de développement personnel, nous le savons tous. Intellectuels, philosophes, sociologues le répètent à tout va dans des essais, des ouvrages, des articles, des pamphlets.

Nous le savons, mais nous ne faisons rien. Nous déplorons le système, pleurons sur nos sorts de doctorant.e.s seul.e.s et peu financé.e.s, de professeur.e.s surmené.e.s et sursollicité.e.s, de directeurs ou directrices de programmes pieds et poings liés. Nous sommes apathiques, un peu morts de l’intérieur. Nous n’avons aucune puissance d’agir. Et pourtant il faut que nous la retrouvions, que nous la cherchions au plus profond de nous, parce que comme l’écrivait Derrida, nous seul.e.s, membres de l’université sommes responsables de ce qu’elle est et de ce qu’elle deviendra.

De par le monde, des initiatives nouvelles existent, des universités « alternatives » comme on les appelle. J’en ai visité une dans le cadre de ma thèse. Le Collège of the Atlantic. Un petit collège privé de 350 étudiant.e.s dans le Maine au cœur du Parc National de L’Acadie. Là-bas, aucune discipline, aucune faculté, aucune hiérarchie. Les étudiant.e.s choisissent les cours qu’ils souhaitent pour recevoir un diplôme d’Écologie humaine, qui pense l’humain connecté avec son environnement.

Une journée type n’existe pas. Ils peuvent avoir un cours de danse, un cours de biologie puis terminer la journée par 3h à la ferme. Là-bas on donne la chance aux étudiants de se construire, d’avoir le choix, d’avoir le temps de réfléchir au monde, à ceux qu’ils veulent accomplir.

Évidemment, je n’idéalise pas. Ce Collège est privé et cher; mais je regarde simplement la forme et le fond de l’enseignement. Les étudiants et étudiantes avec qui j’ai pu parler ne sont pas les mêmes: ils n’ont pas peur de l’examen, ils n’ont pas peur du après parce qu’ils sont forts de cette puissance d’agir.

D’autres initiatives existent pour renouveler l’université, pour tenter de lui donner un nouveau souffle. Alors oui vous me direz que si je ne suis pas bien dans l’université traditionnelle, je n’ai qu’à aller dans une de ces universités. Oui je pourrais fuir. Mais toujours l’image de l’université en train de pourrir me hantera.

Pourquoi ne pas tenter de changer les choses de l’intérieur? Pourquoi nous, universitaires, ne prenons pas notre courage à deux mains pour faire d’autres cours? Proposer de nouvelles façons de partager le savoir, de faire la connaissance? J’ai quelques éléments de réponses : parce que nous sommes seuls, nous avons peur et nous n’avons pas le courage d’affronter la machine.

Pourtant nous sommes en premières lignes pour pouvoir attaquer. Pour pouvoir changer. Le College of the Atlantic est né d’un groupe de jeunes hippies des années 70 qui avaient découvert l’écologie humaine et qui voulaient en faire le fondement même de l’apprentissage à l’université. Une idée à suivre pour les penseurs de la décroissance.

J’aimerais appeler à penser ensemble une idée d’une université « décroissante ». Une université qui formerait des objecteurs de croissance pour sortir du labyrinthe et de l’impasse; pour retrouver notre puissance d’agir, pour retrouver la flamme du plaisir d’apprendre, de connaître et de savoir.

6 réflexions sur “Pour une université décroissante”

  1. Madeleine Provencher

    Tout d’abord vous dire que j’ai adoré votre texte, empreint d’une humble franchise, Ô combien rare de nos jours et pourtant nécessaire pour impulser de le sens de la douceur aux exigences souvent désincarnées de notre univers.

    « J’aimerais leur répondre : apprenez tout, connaissez tout, pas pour l’examen, mais pour vous, pour votre esprit critique, pour votre culture générale, pour votre ouverture sur le monde. » Mais, dites-leur! Il y a tant de manière de dire les choses… pas besoin de vous faire hara-kiri pour autant! Un mot par-ci par là, une image, un texte distribué sans façon, dans la joie et l’allégresse… autant de petites touches artistiques dans l’œuvre d’une vie de professeur. On ne sait jamais quelle personne dans le groupe y sera sensible. Doucement, avec grâce et altruisme, pourquoi pas?

    « Je ne me sens pas bien. Je culpabilise : je ne les aide pas. » Vous ne pouvez pas prédire parfaitement l’impact de vos gestes et de vos paroles dans l’esprit des gens. Bien sûr, vous tapez un peu sur le clou qui fait tenir l’édifice de la survie d’un système exécrable, mais rien ne vous empêche de montrer qu’il existe d’autres clous, d’autres marteaux, voire d’autres surfaces qui n’ont même pas besoin d’être clouées. À vous d’en profiter! Vous êtes tellement bien placée.

    « Je ne fais qu’huiler les rouages d’une université qui ne forme plus… » selon quel critère l’université aurait-elle déjà « bien » formé les gens selon vous? L’idéal universitaire, comme n’importe quelle idée, est en constante transformation. Comprendre que tout est impermanent, n’est-ce pas un des piliers du concept de la simplicité? Il m’apparait dangereux de croire que les choses sont pires aujourd’hui qu’auparavant. Le pire est souvent plus dans l’attitude des gens que dans la réalité des faits.

    Le problème (s’il y en a un) n’est pas de rentrer dans le moule. Le problème (s’il y en a un, je le répète) est l’insatisfaction. Votre vision d’un autre monde est terriblement souhaitable, vous ne devriez pas en douter! Chaque geste compte. Chaque mot, image ou référence peut contribuer à changer l’appréciation qu’un étudiant porte sur ce monde. Vous ne pensez tout de même pas sérieusement pouvoir renverser l’ordre des choses, alors que vous ne contrôlez quasiment rien? Personne n’a eu le pouvoir de choisir de naître… pourquoi aurions-nous celui que le monde soit conforme à nos désirs? Humilité, quand tu nous tiens!

    M’enfin… tout ces mots sont destinés à vous encourager, à vous dire combien votre vision est adéquate et nécessaire. Un bon prof est toujours une personne qui réussit à atteindre le cœur de ses élèves par son humanisme, son intérêt sincère, sa compassion, sa franchise… et qui sème à tout vent, ne sachant pas quel grain lèvera. Bon vent, mauvais vent, le prof sème. La nature est généreuse. Parfois, la justesse d’une réflexion permet de mettre en perspective des préjugés, des croyances. C’est un rôle qui vous est accessible. Une mission qui n’est pas à la porte du quidam. Qui a dit que les grands accomplissements étaient faciles? Je vous encourage sincèrement à poursuivre dans votre environnement. Malgré son hostilité. Malgré les critiques. Malgré les appuis qui ne viennent pas nécessairement des personnes que vous estimez. Pas pour l’instant en tout cas… mais, comme tout est en perpétuel changement, comment savoir ce qui demain fleurira? Qui sait l’effet papillon que pourra entraîner l’une ou l’autre de vos paroles dans l’esprit de vos étudiants ou de vos collègues?

    Bonne continuité. Et merci pour votre texte!

    1. Bonjour Madeleine,

      Réponse tardive, mais je voulais vous remercier du fond du coeur pour votre commentaire qui m’a beaucoup touchée et qui m’a donnée beaucoup de courage . L’isolement n’est souvent pas facile au doctorat et dans le milieu universitaire et partager et recevoir ce genre de commentaire et de soutient est important. Je vous remercie donc et je vais faire mon possible pour résister dans cette institution!

      Bien à vous,

      Sophie

  2. Questionnement très pertinent, Sophie. Mais je doute de ta solution: préparer des spécialistes de la décroissance. En fait, ce qu’il nous faut, c’est une prise de conscience de tous de la nécessité de la décroissance, car pour y arriver, il faudra changer totalement notre société, et cela ne peut se faire que par un mouvement de masse. La nécessité de la décroissance et les moyens à mettre en branle pour y arriver devrait faire partie de tous les enseignements.

    1. Merci pour le commentaire Serge. Mon point n’est pas tant de former des spécialistes de la décroissance, mais plutôt de faire en sorte que l’Université en tant qu’institution adopte les principes de la décroissance pour changer la façon dont elle transmet le savoir et change sa relation aux diplômes. Cela permettrait de la faire sortir de l’étau entrepreneurial dans lequel elle est aujourd’hui enfermée…

  3. Benoit Marcotte

    Bonjour Sophie,

    Ton propos est très intéressant, une université de la décroissance pour former des objecteurs de croissance.

    Voici mon point de vue là-dessus. Le problème n’est pas un de formation mais d’informations. La décroissance ne doit pas s’enseigner, car regarde ce que l’enseignement de la croissance à fait. La décroissance est très simple et doit le rester. Premièrement nous devons rappeler aux personnes qui nous entourent (enfants, ami-e-s, parents), que notre planète est un objet avec des limites, concept très simple et que grandir constamment n’est pas possible. Deuxièmement, (ceci est un peu plus compliqué) il faut expliquer que le système (je parle du capitalisme) qui gère la vie des citoyens des pays communément appelés développés (je dirais des pays destructeurs de l’environnement) et qui est propagé (par les gouvernements et entreprises dont la soif du profit est inépuisable) dans des pays qui veulent embarquer dans cette colonisation industrielle, est la source de la destruction des écosystèmes qui sont fondamentales à la vie sur notre planète. Informer les gens qui nous entourent comment de la pollution qu’engendre la mise en marché des sciences appliquées a été, est et sera toujours la source des changements climatiques, de la pollution des océans, de la disparition des centaines d’espèces animales et végétales et toutes ces maladies industrielles.

    La décroissance est un cheminement que nous devons faire graduellement. Je compare cela à quelqu’un que veut perdre du poids et se met à la diète pour quelques semaines ou mois et après cette personne retourne à ses habitudes alimentaires d’avant. Il faut pas se mettre à la diète, il faut changer notre façon de s’alimenter et ceci ne se fait pas du jour au lendemain. Pour qu’une personne qui passe en mode décroissance et y reste, il faut que cela fasse naturellement grâce au gros bon sens.

    Nous devons être bien plus que des objecteurs de croissance, il faut être des acteurs de la décroissance. La simplicité volontaire est un bon moyen, car ceux qui la pratique sont pour moi des acteurs de la décroissance.

    Pour la sortie du labyrinthe et de l’impasse, il faut changer le système qui gère nos vies. La savoir est bien plus que de faire des études. Il faut arrêter de valoriser l’école et son ascension et plutôt valoriser l’apprentissage des connaissances de la vie et de la terre. Apprendre un métier doit venir avec apprendre la vie et la terre. Devenir médecin doit venir avec un apprentissage de la vie et de la terre. Les gens riches d’argent consomment sans se soucier de la vie sur terre. Ils voyagent, s’achètent des autos et font fonctionner le système qui détruit notre planète.

    Je termine par ceci. Un grand homme a dit un jour, j’ai perdu mon combat car j’ai pris le mauvais chemin, celui des batailles. Si j’avais pris le chemin de l’enseignement de la vie et de la terre aux enfants, aujourd’hui il y aurait plus de gens qui feraient attention à nos écosystèmes.

    Benoit, acteur de la décroissance,

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