Pour que vienne le changement

Journal d’un vieux simplicitaire – 3

J’ai écrit beaucoup dans ma vie; d’innombrables articles dans divers journaux et revues, et aussi quelque 25 livres. Mais le livre auquel j’ai le plus travaillé n’a jamais été publié; et il ne le sera jamais, car il était trop lié à l’actualité pour demeurer encore intéressant. J’en ai commencé la rédaction au Chili en 1973; j’étudiais alors en sciences politiques, grâce à une bourse obtenue du Centre de recherches en développement international. J’avais soumis un projet d’étude sur le contrôle des naissances après avoir travaillé dans le domaine du planning des naissances pendant quelques années. J’ai travaillé à mon livre toute l’année 1974; son titre aurait probablement été « Le contrôle des naissances, une arme de l’impérialisme ». C’était un manuscrit de plus de 500 pages que j’ai proposé à deux éditeurs français, mais qu’ils m’ont retourné après quelques jours, certainement sans y avoir porté une grande attention. J’ai ensuite frappé à la porte d’un éditeur québécois, qui a longtemps hésité avant de le refuser.

En relisant ce manuscrit, je me rends compte que malgré tous nos efforts pour faire prendre conscience des grandes injustices de notre monde, nous continuons à approfondir les écarts qui marquent nos sociétés.

J’écrivais dans l’avant-propos de mon livre :

Le monde se divise en deux : ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas; rien de bien nouveau là-dedans. Les possédants sont en même temps les puissants qui exploitent les autres; la richesse des uns s’est édifiée sur le dépouillement des autres. L’ « équilibre » actuel implique une majorité d’exploités pour une minorité d’exploiteurs. Voilà des faits connus et si souvent répétés qu’ils en sont presque devenus des lieux communs; on les accepte même comme faisant partie de l’ « ordre des choses ». Pour ma part, je n’arrive pas à me résigner et à m’avouer impuissant; j’ai encore espoir qu’on puisse changer un monde que je trouve foncièrement injuste et j’espère en convaincre d’autres de la même idée. Je ne me fais pourtant pas d’illusions : ceux qui sont favorisés par l’organisation sociale actuelle disposent de moyens extrêmement puissants pour mystifier les situations et isoler les tentatives de conscientisation qui pourraient s’amorcer. Ce livre risque donc d’être ignoré par plusieurs – même l’attaquer serait lui donner trop d’importance – car il faut l’avouer, il ne défend pas les thèses les plus courantes, celles qui visent au maintien d’un statu quo que je n’accepte pas.

Les porte-parole des possédants s’inquiètent et lancent eux aussi les hauts cris : notre monde est menacé, nous courons à la catastrophe et des changements importants s’imposent; si nous continuons à utiliser nos matières premières au rythme actuel et si nous poursuivons notre pollution de l’environnement, si surtout nous continuons à devenir plus nombreux à utiliser des ressources et à polluer, l’équilibre actuel sera vite rompu et la vie sur Terre ne sera plus possible. La solution préconisée par les privilégiés – la seule qu’on pouvait espérer d’eux – est de diminuer le nombre de ceux qui exercent une pression sur l’environnement; l’explosion de population devient donc la grande responsable des maux actuels et surtout des maux futurs, et le contrôle des naissances la solution la plus rationnelle à ces problèmes. C’est là l’optique de la bourgeoisie industrielle qui mène le monde, c’est aussi le point de vue qu’adoptent maints auteurs qui lui sont inféodés.

Pour ma part, je crois que des changements drastiques s’imposent avant tout dans le système économique qui régit les rapports sociaux des pays industrialisés et du Tiers monde qu’ils dominent. Toute la question de la surpopulation m’apparaît comme un faux problème, une sorte de bouc émissaire qui détourne l’attention des véritables problèmes et par suite des vraies solutions.

Les divers chapitres de mon livre permettent de mieux comprendre comment le capitalisme fonctionne; et en particulier, comment il utilise le contrôle des naissances pour maintenir sa domination sur le monde. J’explore aussi les diverses voies qu’il faudrait emprunter pour mettre fin à ce système. Et je termine par une réflexion sur l’avenir :

La preuve est lourde : la situation ne peut continuer à se détériorer longtemps sans que nous tombions dans une forme quelconque de chaos, qu’il vienne de la révolte de millions d’êtres humains poussés, à la suite de privations intolérables, à des actions destructrices ou qu’il découle des outrages répétés commis à l’égard d’une nature perturbée qui refuserait de sustenter plus longtemps ses prédateurs. Il est fort probable que la première réaction viendra des dépourvus qui y seront sans doute acculés par des désastres naturels qui ne feront qu’aggraver leur condition déjà inacceptable.

Tant chez les favorisés que chez les affamés, la conscience de la gravité de l’heure et de l’urgence d’agir augmente. Des appels à la justice ou à la générosité fusent, des conférences nationales et internationales s’organisent, des commissions d’enquête investiguent et recommandent; mais ce ne sont là que de vains moyens mis en opération par la bourgeoisie pour susciter encore de l’espoir; ils ne changent cependant fondamentalement rien à la situation. Par ailleurs, la mobilisation croît dans des secteurs de la population de plus en plus étendus, mais sans résultats significatifs car comme nous avons pu le voir, un grand nombre d’actions sont davantage orientées vers la préservation de l’ordre actuel que vers la résolution des iniquités existantes.

Le problème est mondial, la solution devra l’être; aussi faut-il écarter l’idée d’édens isolés pendant qu’ailleurs la majorité continuerait à souffrir. Un pays ne peut appliquer des contrôles sévères à la pollution industrielle tant que les pays voisins ne légifèrent pas sur le même sujet, sans quoi les industries visées déménagent simplement afin de diminuer leurs coûts et continuent à polluer l’air qui se répand aussi bien sur le pays où elles sont installées qu’ailleurs. Une population affamée et exploitée n’assiste pas indifférente à la libération d’un peuple qui vivait dans les mêmes conditions qu’elle. Et ainsi de suite. À telle enseigne qu’il devient nécessaire d’envisager, même à moyen terme, l’uniformisation du modèle de développement qui prévaudra.

(…)

La possibilité la plus souhaitable résiderait en une longue série de changements majeurs à notre mode de vie actuel, changements qui découleraient de modifications si importantes dans les valeurs, le système économique et les institutions sociales qu’en fin de compte il s’agirait d’une brisure. Nous avons pu retracer dans les chapitres antérieurs l’origine profonde des désordres actuels; il est apparu qu’on ne pouvait espérer d’améliorations appréciables de mesures qui ne bouleversent pas les bases sur lesquelles se fondent les sociétés occidentales. La question est de savoir comment se produiront les changements : nous seront-ils imposés par une série de catastrophes ou viendront-ils d’une prise de conscience collective qui aura finalement permis de découvrir leur nécessité? Je ne crois pas qu’on puisse s’attendre à ce que les changements nécessaires surviennent avec le plein accord de la totalité des humains : certains ont trop intérêt à ce que rien ne change pour qu’il n’y ait d’opposition. Et même parmi ceux qui souhaiteraient le changement, il faut constater l’inertie liée au processus. Il est toujours plus facile de continuer que de se réorienter : tout est déjà sur rails, notre vie s’accomplit dans des milliers de petits actes quotidiens facilités par l’habitude (qui exempte de réfléchir et de décider); pour bouger, il faudrait donner de multiples petits coups de barre, ce qui implique des efforts qu’on n’est pas prêt à fournir. Le changement viendra, pour la plupart des humains, quand il leur sera imposé; ou par les circonstances, ou par d’autres humains. Il est possible que les deux se combinent, que certains profitent des circonstances pour forcer des changements significatifs qui aient ensuite un effet d’entraînement; c’est là le seul motif d’espoir qu’il nous reste et qui permette de s’atteler à des actions concrètes.

Malgré les difficultés qu’impliquent les changements qui s’imposent, il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une impossibilité ou d’une utopie : déjà dans quelques coins du globe des sociétés entières ont commencé à reconstruire l’organisation humaine sur des fondements entièrement nouveaux et ailleurs, des mouvements à contre-courant s’esquissent – on parle souvent de contre-culture, mais cela dépasse nettement le concept culturel traditionnel.

Mon livre n’a pas été publié; mais sans doute les réflexions qu’il m’a amené à faire m’ont-elles inspiré dans les actions que j’ai menées par la suite. Et mon travail pour faire prendre conscience de l’importance d’introduire la simplicité volontaire dans nos vies va certainement dans ce sens.

Crédit Photo : Asclepias via Wikimedia Commons

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